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— Tu me proposes une promenade ?

— J’ai mon carrosse et trois heures de liberté.

— Je ne suis pas vêtue, Marguerite… et… si tu veux que nous causions, sans aller au bois de Vincennes, nous trouverions dans le jardin de l’hôtel un bel arbre, des charmilles touffues, un gazon semé de pâquerettes, et toute cette violette que l’on sent d’ici.

— Ma chère marquise, je regrette que tu me refuses… J’avais besoin d’épancher mon cœur dans le tien.

— Je te le répète, Marguerite, mon cœur est à toi, aussi bien dans cette chambre, aussi bien ici près, sous ce tilleul de mon jardin, que là-bas, sous un chêne dans le bois.

— Pour moi, ce n’est pas la même chose… En me rapprochant de Vincennes, marquise, je rapprochais mes soupirs du but vers lequel ils tendent depuis quelques jours.

La marquise leva tout à coup la tête.

— Cela t’étonne, n’est-ce pas… que je pense encore à Saint-Mandé ?

— À Saint-Mandé ! s’écria madame de Bellière.

Et les regards des deux femmes se croisèrent comme deux épées inquiètes au premier engagement du combat.

— Toi, si fière ?… dit avec dédain la marquise.

— Moi… si fière !… répliqua madame Vanel. Je suis ainsi faite… Je ne pardonne pas l’oubli, je ne supporte pas l’infidélité. Quand je quitte et qu’on pleure, je suis tentée d’aimer encore ; mais, quand on me quitte et qu’on rit, j’aime éperdument.

Madame de Bellière fit un mouvement involontaire.

— Elle est jalouse, se dit Marguerite.

— Alors, continua la marquise, tu es éperdument éprise… de M. de Buckingham… non, je me trompe… de M. Fouquet ?

Elle sentit le coup, et tout son sang afflua sur son cœur.

— Et tu voulais aller à Vincennes… à Saint-Mandé même !

— Je ne sais ce que je voulais, tu m’eusses conseillée peut-être.

— En quoi ?

— Tu l’as fait souvent.

— Certes, ce n’eût point été en cette occasion ; car, moi, je ne pardonne pas comme toi. J’aime moins peut-être ; mais quand mon cœur a été froissé, c’est pour toujours.

— Mais M. Fouquet ne t’a pas froissée, dit avec une naïveté de vierge Marguerite Vanel.

— Tu comprends parfaitement ce que je veux te dire. M. Fouquet ne m’a pas froissée ; il ne m’est connu ni par faveur, ni par injure, mais tu as à te plaindre de lui. Tu es mon amie, je ne te conseillerais donc pas comme tu voudrais.

— Ah ! tu préjuges ?

— Les soupirs dont tu parlais sont plus que des indices.

— Ah ! mais tu m’accables, fit tout à coup la jeune femme en rassemblant toutes ses forces comme le lutteur qui s’apprête à porter le dernier coup ; tu ne comptes qu’avec mes mauvaises passions et mes faiblesses. Quant à ce que j’ai de sentiments purs et généreux, tu n’en parles point. Si je me sens entraînée en ce moment vers M. le surintendant, si je fais même un pas vers lui, ce qui est probable, je te le confesse, c’est que le sort de M. Fouquet me touche profondément, c’est qu’il est, selon moi, un des hommes les plus malheureux qui soient.

— Ah ! fit la marquise en appuyant une main sur son cœur, il y a donc quelque chose de nouveau ?

— Tu ne sais donc pas ?

— Je ne sais rien, dit madame de Bellière avec cette palpitation de l’angoisse qui suspend la pensée et la parole, qui suspend jusqu’à la vie.

— Ma chère, il y a d’abord que toute la faveur du roi s’est retirée de M. Fouquet pour passer à M. Colbert.

— Oui, on le dit.

— C’est tout simple, depuis la découverte du complot de Belle-Isle

— On m’avait assuré que cette découverte de fortifications avait tourné à l’honneur de M. Fouquet.

Marguerite se mit à rire d’une façon si cruelle, que madame de Bellière lui eût en ce moment plongé avec joie un poignard dans le cœur.

— Ma chère, continua Marguerite, il ne s’agit plus même de l’honneur de M. Fouquet ; il s’agit de son salut. Avant trois jours, la ruine du surintendant est consommée.

— Oh ! fit la marquise en souriant à son tour, c’est aller un peu vite.

— J’ai dit trois jours, parce que j’aime à me leurrer d’une espérance. Mais très-certainement la catastrophe ne passera pas vingt-quatre heures.

— Et pourquoi ?

— Par la plus humble de toutes les raisons : M. Fouquet n’a plus d’argent.

— Dans la finance, ma chère Marguerite, tel n’a pas d’argent aujourd’hui, qui demain fait rentrer des millions.

— Cela pouvait être pour M. Fouquet alors qu’il avait deux amis riches et habiles qui amassaient pour lui et faisaient sortir l’argent de tous les coffres ; mais ces amis sont morts.

— Les écus ne meurent pas, Marguerite ; ils sont cachés, on les cherche, on les achète et on les trouve.

— Tu vois en blanc et en rose, tant mieux pour toi. Il est bien fâcheux que tu ne sois pas l’égérie de M. Fouquet, tu lui indiquerais la source où il pourra puiser les millions que le roi lui a demandés hier.

— Des millions ? fit la marquise avec effroi.

— Quatre… c’est un nombre pair.

— Infâme ! murmura madame de Bellière torturée par cette féroce joie… M. Fouquet a bien quatre millions, je pense, répliqua-t-elle courageusement.

— S’il a ceux que le roi lui demande aujourd’hui, dit Marguerite, peut-être n’aura-t-il pas ceux que le roi lui demandera dans un mois.

— Le roi lui redemandera de l’argent ?

— Sans doute, et voilà pourquoi je te dis que la ruine de ce pauvre M, Fouquet devient infaillible. Par orgueil, il fournira de l’argent, et, quand il n’en aura plus, il tombera.