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de Guiche par quelques visites qu’il avait reçues.

Au nombre de ces visites, il en était une qu’il espérait et craignait presque d’un égal sentiment. C’était celle du chevalier de Lorraine. Vers les trois heures de l’après-midi, le chevalier de Lorraine entra chez de Guiche.

Son aspect était des plus rassurants. Monsieur, dit-il à de Guiche, était de charmante humeur, et l’on n’eût pas dit que le moindre nuage eût passé sur le ciel conjugal.

D’ailleurs, Monsieur avait si peu de rancune !

Depuis très-longtemps à la cour le chevalier de Lorraine avait établi que, des deux fils de Louis XIII, Monsieur était celui qui avait pris le caractère paternel, le caractère flottant, irrésolu ; bon par élan, mauvais au fond, mais certainement nul pour ses amis.

Il avait surtout ranimé de Guiche en lui démontrant que Madame arriverait avant peu à mener son mari, et que, par conséquent, celui-là gouvernerait Monsieur qui parviendrait à gouverner Madame.

Ce à quoi de Guiche, plein de défiance et de présence d’esprit, avait répondu :

— Oui, chevalier ; mais je crois Madame fort dangereuse.

— Et en quoi ?

— En ce qu’elle a vu que Monsieur n’était pas un caractère très-passionné pour les femmes.

— C’est vrai, dit en riant le chevalier de Lorraine.

— Et alors…

— Eh bien !

— Eh bien ! Madame choisit le premier venu pour en faire l’objet de ses préférences et ramener son mari par la jalousie.

— Profond ! profond ! s’écria le chevalier.

— Vrai ! répondit de Guiche.

Et ni l’un ni l’autre ne disait sa pensée.

De Guiche, au moment où il attaquait ainsi le caractère de Madame, lui en demandait mentalement pardon du fond du cœur.

Le chevalier, en admirant la profondeur de vue de Guiche, le conduisait les yeux fermés au précipice.

De Guiche alors l’interrogea plus directement sur l’effet produit par la scène du matin, sur l’effet plus sérieux encore produit par la scène du dîner.

— Mais je vous ai déjà dit qu’on en riait, répondit le chevalier de Lorraine, et Monsieur tout le premier.

— Cependant, hasarda de Guiche, on m’a parlé d’une visite du roi à Madame.

— Eh bien, précisément ; Madame était la seule qui ne rît pas, et le roi est passé chez elle pour la faire rire.

— En sorte que ?…

— En sorte que rien n’est changé aux dispositions de la journée.

— Et l’on répète le ballet ce soir ?

— Certainement.

— Vous en êtes sûr ?

— Très-sûr.

En ce moment de la conversation des deux jeunes gens, Raoul entra le front soucieux.

En l’apercevant, le chevalier, qui avait pour lui, comme pour tout noble caractère, une haine secrète, le chevalier se leva.

— Vous me conseillez donc, alors ?… demanda de Guiche au chevalier.

— Je vous conseille de dormir tranquille, mon cher comte.

— Et moi, de Guiche, dit Raoul, je vous donnerai un conseil tout contraire.

— Lequel, ami ?

— Celui de monter à cheval, et de partir pour une de vos terres ; arrivé là, si vous voulez suivre le conseil du chevalier, vous y dormirez aussi longtemps et aussi tranquillement que la chose pourra vous être agréable.

— Comment, partir ? s’écria le chevalier en jouant la surprise ; et pourquoi de Guiche partirait-il ?

— Parce que, et vous ne devez pas l’ignorer, vous surtout, parce que tout le monde parle déjà d’une scène qui se serait passée ici entre Monsieur et de Guiche.

De Guiche pâlit.

— Nullement, répondit le chevalier, nullement, et vous avez été mal instruit, monsieur de Bragelonne.

— J’ai été parfaitement instruit, au contraire, Monsieur, répondit Raoul, et le conseil que je donne à de Guiche est un conseil d’ami.

Pendant ce débat, de Guiche, un peu atterré, regardait alternativement l’un et l’autre de ses deux conseillers.

Il sentait en lui-même qu’un jeu, important pour le reste de sa vie, se jouait à ce moment-là.

— N’est-ce pas, dit le chevalier interpellant le comte lui-même, n’est-ce pas, de Guiche, que la scène n’a pas été aussi orageuse que semble le penser M. le vicomte de Bragelonne, qui, d’ailleurs, n’était pas là ?

— Monsieur, insista Raoul, orageuse ou non, ce n’est pas précisément de la scène elle-même que je parle, mais des suites qu’elle peut avoir. Je sais que Monsieur a menacé ; je sais que Madame a pleuré.

— Madame a pleuré ? s’écria imprudemment de Guiche en joignant les mains.

— Ah ! par exemple, dit en riant le chevalier, voilà un détail que j’ignorais. Vous êtes décidément mieux instruit que moi, monsieur de Bragelonne.

— Et c’est aussi comme étant mieux instruit que vous, chevalier, que j’insiste pour que de Guiche s’éloigne.

— Mais non, non encore une fois, je regrette de vous contredire, monsieur le vicomte, mais ce départ est inutile.

— Il est urgent.

— Mais pourquoi s’éloignerait-il ? Voyons.

— Mais le roi ? le roi ?

— Le roi ! s’écria de Guiche.

— Eh ! oui, te dis-je, le roi prend l’affaire à cœur.

— Bah ! dit le chevalier, le roi aime de Guiche et surtout son père ; songez que, si le comte partait, ce serait avouer qu’il a fait quelque chose de répréhensible.

— Comment cela ?

— Sans doute, quand on fuit, c’est qu’on est coupable ou qu’on a peur.