Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/339

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— Prophète je suis, dit tristement Raoul. Malheur à toi, de Guiche, malheur !

— Moi aussi, je suis prophète, mais pas prophète de malheur ; au contraire, comte, et je vous dis, restez, restez.

— Le ballet se répète toujours, demanda de Guiche, vous en êtes sûr ?

— Parfaitement sûr.

— Eh bien, tu le vois, Raoul, reprit de Guiche en s’efforçant de sourire ; tu le vois, ce n’est pas une cour bien sombre et bien préparée aux guerres intestines qu’une cour où l’on danse avec une telle assiduité. Voyons, avoue cela, Raoul.

Raoul secoua la tête.

— Je n’ai plus rien à dire, répliqua-t-il.

— Mais enfin, demanda le chevalier, curieux de savoir à quelle source Raoul avait puisé des renseignements dont il était forcé de reconnaître intérieurement l’exactitude, vous vous dites bien informé, monsieur le vicomte ; comment le seriez-vous mieux que moi qui suis des plus intimes du prince ?

— Monsieur, répondit Raoul, devant une pareille déclaration, je m’incline. Oui, vous devez être parfaitement informé, je le reconnais, et, comme un homme d’honneur est incapable de dire autre chose que ce qu’il sait, de parler autrement qu’il ne le pense, je me tais, me reconnais vaincu, et vous laisse le champ de bataille.

Et effectivement, Raoul, en homme qui paraît ne désirer que le repos, s’enfonça dans un vaste fauteuil, tandis que le comte appelait ses gens pour se faire habiller.

Le chevalier sentait l’heure s’écouler et désirait partir ; mais il craignait aussi que Raoul, demeuré seul avec de Guiche, ne le décidât à rompre la partie.

Il usa donc de sa dernière ressource.

— Madame sera resplendissante, dit-il ; elle essaie aujourd’hui son costume de Pomone.

— Ah ! c’est vrai, s’écria le comte.

— Oui, oui, continua le chevalier : elle vient de donner ses ordres en conséquence. Vous savez, monsieur de Bragelonne, que c’est le roi qui fait le Printemps.

— Ce sera admirable, dit de Guiche, et voilà une raison meilleure que toutes celles que vous m’avez données pour rester ; c’est que, comme c’est moi qui fais Vertumne et qui danse le pas avec Madame, je ne puis m’en aller sans un ordre du roi, attendu que mon départ désorganiserait le ballet.

— Et moi, dit le chevalier, je fais un simple égypan ; il est vrai que je suis mauvais danseur, et que j’ai la jambe mal faite. Messieurs, au revoir. N’oubliez pas la corbeille de fruits que vous devez offrir à Pomone, comte.

— Oh ! je n’oublierai rien, soyez tranquille, dit de Guiche transporté.

— Je suis bien sûr qu’il ne partira plus maintenant, murmura en sortant le chevalier de Lorraine.

Raoul, une fois le chevalier parti, n’essaya pas même de dissuader son ami ; il sentait que c’eût été peine perdue.

— Comte, lui dit-il seulement de sa voix triste et mélodieuse, comte, vous vous embarquez dans une passion terrible. Je vous connais ; vous êtes extrême en tout ; celle que vous aimez l’est aussi… Eh bien ! j’admets pour un instant qu’elle vienne à vous aimer…

— Oh ! jamais, s’écria de Guiche.

— Pourquoi dites-vous jamais ?

— Parce que ce serait un grand malheur pour tous deux.

— Alors, cher ami, au lieu de vous regarder comme un imprudent, permettez-moi de vous regarder comme un fou.

— Pourquoi ?

— Êtes-vous bien assuré, voyons, répondez franchement, de ne rien désirer de celle que vous aimez ?

— Oh ! oui, bien sûr.

— Alors, aimez-la de loin.

— Comment, de loin ?

— Sans doute ; que vous importe la présence ou l’absence, puisque vous ne désirez rien d’elle. Aimez un portrait, aimez un souvenir.

— Raoul !

— Aimez une ombre, une illusion, une chimère ; aimez l’amour, en mettant un nom sur votre idéalité. Ah ! vous détournez la tête ? Vos valets arrivent, je ne dis plus rien. Dans la bonne ou dans la mauvaise fortune, comptez sur moi, de Guiche.

— Pardieu ! si j’y compte.

— Eh bien ! voilà tout ce que j’avais à vous dire. Faites-vous beau, de Guiche, faites-vous très-beau. Adieu !

— Vous ne viendrez pas à la répétition du ballet, vicomte ?

— Non, j’ai une visite à faire en ville. Embrassez-moi, de Guiche. Adieu !

La réunion avait lieu chez le roi.

Les reines d’abord, puis Madame, quelques dames d’honneur choisies, bon nombre de courtisans choisis également, préludaient aux exercices de la danse par des conversations comme on savait en faire dans ce temps-là.

Nulle des dames invitées n’avait revêtu le costume de fête, ainsi que l’avait prédit le chevalier de Lorraine ; mais on causait beaucoup des ajustements riches et ingénieux dessinés par différents peintres pour le ballet des demi-dieux. Ainsi appelait-on les rois et les reines dont Fontainebleau allait être le Panthéon.

Monsieur arriva tenant à la main le dessin qui représentait son personnage ; il avait le front encore un peu soucieux ; son salut à la jeune reine et à sa mère fut plein de courtoisie et d’affection. Il salua presque cavalièrement Madame, et pirouetta sur ses talons. Ce geste et cette froideur furent remarqués.

M. de Guiche dédommagea la princesse par son regard plein de flammes, et Madame, il faut le dire, en relevant les paupières, le lui rendit avec usure.

Il faut le dire, jamais de Guiche n’avait été si beau, le regard de Madame avait en quelque sorte illuminé le visage du fils du maréchal de Grammont. La belle-sœur du roi sentait un orage grondant au-dessus de sa tête ; elle sentait aussi que, pendant cette journée, si féconde en événements futurs, elle avait, envers celui qui l’aimait