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pressée ; c’est dire que de Saint-Aignan allait faire tout son possible pour tirer bon parti de son temps.

C’était un homme rare que celui que nous avons introduit comme l’ami du roi ; un de ces courtisans précieux dont la vigilance et la netteté d’intention faisaient dès cette époque ombrage à tout favori passé ou futur, et balançait par son exactitude la servilité de Dangeau.

Aussi Dangeau n’était-il pas le favori, c’était le complaisant du roi.

De Saint-Aignan s’orienta donc.

Il pensa que les premiers renseignements qu’il avait à recevoir lui devaient venir de de Guiche.

Il courut donc après de Guiche.

De Guiche, que nous avons vu disparaître à l’aile du château et qui avait tout l’air de rentrer chez lui, de Guiche n’était pas rentré.

De Saint-Aignan se mit en quête de de Guiche.

Après avoir bien tourné, viré, cherché, de Saint-Aignan aperçut quelque chose comme une forme humaine appuyée à un arbre.

Cette forme avait l’immobilité d’une statue et paraissait fort occupée à regarder une fenêtre, quoique les rideaux de cette fenêtre fussent hermétiquement fermés.

Comme cette fenêtre était celle de Madame, de Saint-Aignan pensa que cette forme devait être celle de de Guiche.

Il s’approcha doucement et vit qu’il ne se trompait point.

De Guiche avait emporté de son entretien avec Madame une telle charge de bonheur, que toute sa force d’âme ne pouvait suffire à la porter.

De son côté, de Saint-Aignan savait que de Guiche avait été pour quelque chose dans l’introduction de La Vallière chez Madame ; un courtisan sait tout et se souvient de tout. Seulement, il avait toujours ignoré à quel titre et à quelles conditions de Guiche avait accordé sa protection à La Vallière. Mais comme, en questionnant beaucoup, il est rare que l’on n’apprenne point un peu, de Saint-Aignan comptait apprendre peu ou prou en questionnant de Guiche avec toute la délicatesse et en même temps avec toute l’insistance dont il était capable.

Le plan de Saint-Aignan était celui-ci :

Si les renseignements étaient bons, dire avec effusion au roi qu’il avait mis la main sur une perle, et réclamer le privilège d’enchâsser cette perle dans la couronne royale.

Si les renseignements étaient mauvais, chose possible après tout, examiner à quel point le roi tenait à La Vallière, et diriger le compte rendu de façon à expulser la petite fille pour se faire un mérite de cette expulsion près de toutes les femmes qui pouvaient avoir des prétentions sur le cœur du roi, à commencer par Madame et à finir par la reine.

Au cas où le roi se montrerait tenace dans son désir, dissimuler les mauvaises notes ; faire savoir à La Vallière que ces mauvaises notes, sans aucune exception, habitent un tiroir secret de la mémoire du confident ; étaler ainsi de la générosité aux yeux de la malheureuse fille, et la tenir perpétuellement suspendue par la reconnaissance et la crainte, de manière à s’en faire une amie de cour, intéressée comme une complice à faire la fortune de son complice tout en faisant sa propre fortune.

Quant au jour où la bombe du passé éclaterait, en supposant que cette bombe éclatât jamais, de Saint-Aignan se promettait bien d’avoir pris toutes les précautions et de faire l’ignorant près du roi.

Auprès de La Vallière, il aurait encore ce jour-là même un superbe rôle de générosité.

C’est avec toutes ces idées, écloses en une demi-heure au feu de la convoitise, que de Saint-Aignan, le meilleur fils du monde, comme eût dit La Fontaine, s’en allait avec l’intention bien arrêtée de faire parler de Guiche, c’est-à-dire de le troubler dans son bonheur, bonheur qu’au reste de Saint-Aignan ignorait.

Il était une heure du matin quand de Saint-Aignan aperçut de Guiche debout, immobile, appuyé au tronc d’un arbre, et les yeux cloués sur cette fenêtre lumineuse.

Une heure du matin : c’est-à-dire l’heure la plus douce de la nuit, celle que les peintres couronnent de myrtes et de pavots naissants, l’heure aux yeux battus, au cœur palpitant, à la tête alourdie, qui jette sur le jour écoulé un regard de regret, qui adresse un salut amoureux au jour nouveau.

Pour de Guiche, c’était l’aurore d’un ineffable bonheur : il eût donné un trésor au mendiant dressé sur son chemin pour obtenir qu’il ne le dérangeât point en ses rêves.

Ce fut justement à cette heure que Saint-Aignan, mal conseillé, l’égoïsme conseille toujours mal, vint lui frapper sur l’épaule au moment où il murmurait un mot ou plutôt un nom.

— Ah ! s’écria-t-il lourdement, je vous cherchais.

— Moi, dit de Guiche tressaillant.

— Oui, et je vous trouve rêvant à la lune. Seriez-vous atteint, par hasard, du mal de poésie, mon cher comte, et feriez-vous des vers ?

Le jeune homme força sa physionomie à sourire, tandis que mille et mille contradictions grondaient contre Saint-Aignan au plus profond de son cœur.

— Peut-être, dit-il. Mais quel heureux hasard ?

— Ah ! voilà qui me prouve que vous m’avez mal entendu.

— Comment cela ?

— Oui, j’ai débuté par vous dire que je vous cherchais.

— Vous me cherchiez ?

— Oui, et je vous y prends.

— À quoi, je vous prie ?

— Mais à chanter Philis.

— C’est vrai, je n’en disconviens pas, dit de Guiche en riant ; oui, mon cher comte, je chante Philis.

— Cela vous est acquis.

— À moi ?

— Sans doute, à vous. À vous, l’intrépide protecteur de toute femme belle et spirituelle.

— Que diable me venez-vous conter là ?