Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/475

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vérité : m’aimez-vous toujours, mon cher d’Artagnan ?

— Toujours comme autrefois, répliqua d’Artagnan sans trop se compromettre par cette réponse.

— Alors, merci, et franchise entière, dit Aramis ; vous veniez à Belle-Isle pour le roi ?

— Pardieu.

— Vous vouliez donc nous enlever le plaisir d’offrir Belle-Isle toute fortifiée au roi ?

— Mais, mon ami, pour vous ôter le plaisir, il eût fallu d’abord que je fusse instruit de votre intention.

— Vous veniez à Belle-Isle sans rien savoir ?

— De vous, oui ! Comment diable voulez-vous que je me figure Aramis devenu ingénieur au point de fortifier comme Polybe ou Archimède ?

— C’est pourtant vrai. Cependant vous m’avez deviné là-bas ?

— Oh ! oui.

— Et Porthos aussi ?

— Très-cher, je n’ai pas deviné qu’Aramis fût ingénieur. Je n’ai pu deviner que Porthos le fût devenu. Il y a un Latin qui a dit : « On devient orateur, on naît poëte. » Mais il n’a jamais dit : « On naît Porthos, et l’on devient ingénieur. »

— Vous avez toujours un charmant esprit, dit froidement Aramis. Je poursuis.

— Poursuivez.

— Quand vous avez tenu notre secret, vous vous êtes hâté de le venir dire au roi ?

— J’ai d’autant plus couru, mon bon ami, que je vous ai vus courir plus fort. Lorsqu’un homme pesant deux cent cinquante-huit livres, comme Porthos, court la poste ; quand un prélat goutteux (pardon, c’est vous qui me l’avez dit), quand un prélat brûle le chemin ; je suppose, moi, que ces deux amis, qui n’ont pas voulu me prévenir, avaient des choses de la dernière conséquence à me cacher, et, ma foi ! je cours… je cours aussi vite que ma maigreur et l’absence de goutte me le permettent.

— Cher ami, n’avez-vous pas réfléchi que vous pouviez me rendre, à moi et à Porthos, un triste service ?

— Je l’ai bien pensé ; mais vous m’aviez fait jouer, Porthos et vous, un triste rôle à Belle-Isle.

— Pardonnez-moi, dit Aramis.

— Excusez-moi, dit d’Artagnan.

— En sorte, poursuivit Aramis, que vous savez tout maintenant ?

— Ma foi, non.

— Vous savez que j’ai dû faire prévenir tout de suite M. Fouquet, pour qu’il vous prévînt près du roi ?

— C’est là l’obscur.

— Mais non. M. Fouquet a des ennemis, vous le reconnaissez ?

— Oh ! oui.

— Il en a un surtout…

— Dangereux ?

— Mortel ! Eh bien ! pour combattre l’influence de cet ennemi, M. Fouquet a dû faire preuve, devant le roi, d’un grand dévouement et de grands sacrifices. Il a fait une surprise à Sa Majesté en lui offrant Belle-Isle. Vous, arrivant le premier à Paris, la surprise était détruite. Nous avions l’air de céder à la crainte.

— Je comprends.

— Voilà tout le mystère, dit Aramis, satisfait d’avoir convaincu le mousquetaire.

— Seulement, dit celui-ci, plus simple était de me tirer à quartier à Belle-Isle pour me dire : « Cher ami, nous fortifions Belle-Isle-en-Mer pour l’offrir au roi… Rendez-nous le service de nous dire pour qui vous agissez. Êtes-vous l’ami de M. Colbert ou celui de M. Fouquet ? » Peut-être n’eussé-je rien répondu ; mais vous eussiez ajouté : « Êtes-vous mon ami ? » J’aurais dit : « Oui. »

Aramis pencha la tête.

— De cette façon, continua d’Artagnan, vous me paralysiez, et je venais dire au roi : « Sire, M. Fouquet fortifie Belle-Isle, et très-bien ; mais voici un mot que M. le gouverneur de Belle-Isle m’a donné pour Votre Majesté. » Ou bien : « Voici une visite de M. Fouquet à l’endroit de ses intentions. » Je ne jouais pas un sot rôle ; vous aviez votre surprise, et nous n’avions pas besoin de loucher en nous regardant.

— Tandis, répliqua Aramis, qu’aujourd’hui vous avez agi tout à fait en ami de M. Colbert. Vous êtes donc son ami ?

— Ma foi, non ! s’écria le capitaine. M. Colbert est un cuistre, et je le hais comme je haïssais Mazarin, mais sans le craindre.

— Eh bien ! moi, dit Aramis, j’aime M. Fouquet et je suis à lui. Vous connaissez ma position… Je n’ai pas de bien… M. Fouquet m’a fait avoir des bénéfices, un évêché ; M. Fouquet m’a obligé comme un galant homme, et je me souviens assez du monde pour apprécier les bons procédés. Donc, M. Fouquet m’a gagné le cœur, et je me suis mis à son service.

— Rien de mieux. Vous avez là un bon maître.

Aramis se pinça les lèvres.

— Le meilleur, je crois, de tous ceux qu’on pourrait avoir.

Puis il fit une pause.

D’Artagnan se garda bien de l’interrompre.

— Vous savez sans doute de Porthos comment il s’est trouvé mêlé à tout ceci ?

— Non, dit d’Artagnan ; je suis curieux, c’est vrai ; mais je ne questionne jamais un ami quand il veut me cacher son véritable secret.

— Je m’en vais vous le dire.

— Ce n’est pas la peine si la confidence m’engage.

— Oh ! ne craignez rien ; Porthos est l’homme que j’ai aimé le plus, parce qu’il est simple et bon ; Porthos est un esprit droit. Depuis que je suis évêque, je recherche les natures simples, qui me font aimer la vérité, haïr l’intrigue.

D’Artagnan se caressa la moustache.

— J’ai vu et recherché Porthos ; il était oisif, sa présence me rappelait mes beaux jours d’autrefois, sans m’engager à mal faire au présent. J’ai appelé Porthos à Vannes. M. Fouquet, qui m’aime, ayant su que Porthos m’aimait, lui a promis l’ordre à la première promotion ; voilà tout le secret.

— Je n’en abuserai pas, dit d’Artagnan.

— Je le sais bien, cher ami ; nul n’a plus que vous de réel honneur.