Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/516

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— À moins qu’elle ne se serve de son bouclier, riposta Madame.

Un fier regard de la reine mère répondit à cette objection, qui ne manquait pas de finesse, et les deux dames, à peu près sûres de leur victoire, allèrent retrouver Marie-Thérèse, qui les attendait en déguisant son impatience.

Il était alors six heures et demie du soir, et le roi venait de prendre son goûter. Il ne perdit pas de temps ; le repas fini, les affaires terminées, il prit de Saint-Aignan par le bras et lui ordonna de le conduire à l’appartement de La Vallière.

Le courtisan fit une grosse exclamation.

— Eh bien, quoi ? répliqua le roi ; c’est une habitude à prendre, et, pour prendre une habitude, il faut qu’on commence par quelques fois.

— Mais, sire, l’appartement des filles, ici, c’est une lanterne : tout le monde voit ceux qui entrent et ceux qui sortent. Il me semble qu’un prétexte… Celui-ci, par exemple…

— Voyons.

— Si Votre Majesté voulait attendre que Madame fût chez elle.

— Plus de prétextes ! plus d’attentes ! Assez de ces contre-temps, de ces mystères ; je ne vois pas en quoi le roi de France se déshonore à entretenir une fille d’esprit. Honni soit qui mal y pense !

— Sire, sire, Votre Majesté me pardonnera un excès de zèle…

— Parle.

— Et la reine ?

— C’est vrai ! c’est vrai ! Je veux que la reine soit toujours respectée. Eh bien, encore ce soir, j’irai chez mademoiselle de La Vallière, et puis, ce jour passé, je prendrai tous les prétextes que tu voudras. Demain, nous chercherons : ce soir, je n’ai pas le temps.

De Saint-Aignan ne répliqua pas ; il descendit le degré devant le roi et traversa les cours avec une honte que n’effaçait point cet insigne honneur de servir d’appui au roi.

C’est que de Saint-Aignan voulait se conserver tout confit dans l’esprit de Madame et des deux reines. C’est qu’il ne voulait pas non plus déplaire à mademoiselle de La Vallière, et que pour faire tant de belles choses, il était difficile de ne pas se heurter à quelques difficultés.

Or, les fenêtres de la jeune reine, celles de la reine mère, celles de Madame elle-même donnaient sur la cour des filles. Être vu conduisant le roi, c’était rompre avec trois grandes princesses, avec trois femmes d’un crédit inamovible, pour le faible appât d’un éphémère crédit de maîtresse.

Ce malheureux de Saint-Aignan, qui avait tant de courage pour protéger La Vallière sous les quinconces ou dans le parc de Fontainebleau, ne se sentait plus brave à la grande lumière : il trouvait mille défauts à cette fille et brûlait d’en faire part au roi.

Mais son supplice finit ; les cours furent traversées. Pas un rideau ne se souleva, pas fenêtre ne s’ouvrit. Le roi marchait vite : d’abord à cause de son impatience, puis à cause des longues jambes de de Saint-Aignan, qui le précédait.

À la porte, de Saint-Aignan voulut s’éclipser ; le roi le retint.

C’était une délicatesse dont le courtisan se fût bien passé.

Il dut suivre Louis chez La Vallière.

À l’arrivée du monarque, la jeune fille achevait d’essuyer ses yeux ; elle le fit si précipitamment, que le roi s’en aperçut. Il la questionna comme un amant intéressé ; il la pressa.

— Je n’ai rien, dit-elle, sire.

— Mais, enfin, vous pleuriez.

— Oh ! non pas, sire.

— Regardez, de Saint-Aignan, est-ce que je me trompe ?

De Saint-Aignan dut répondre ; mais il était bien embarrassé.

— Enfin, vous avez les yeux rouges, Mademoiselle, dit le roi.

— La poussière du chemin, sire.

— Mais non, mais non, vous n’avez pas cet air de satisfaction qui vous rend si belle et si attrayante. Vous ne me regardez pas.

— Sire !

— Que dis-je ! vous évitez mes regards.

Elle se détournait en effet.

— Mais, au nom du ciel, qu’y a-t-il ? demanda Louis, dont le sang bouillait.

— Rien, encore une fois, sire ; et je suis prête à montrer à Votre Majesté que mon esprit est aussi libre qu’elle le désire.

— Votre esprit libre, quand je vous vois embarrassée de tout, même de votre geste ! Est-ce que l’on vous aurait blessée, fâchée ?

— Non, non, sire.

— Oh ! c’est qu’il faudrait me le déclarer ! dit le jeune prince avec des yeux étincelants.

— Mais personne, sire, personne ne m’a offensée.

— Alors, voyons, reprenez cette rêveuse gaieté ou cette joyeuse mélancolie que j’aimais en vous ce matin ; voyons… de grâce !

— Oui, sire, oui !

Le roi frappa du pied.

— Voilà qui est inexplicable, dit-il, un changement pareil !

Et il regarda de Saint-Aignan, qui, lui aussi, s’apercevait bien de cette morne langueur de La Vallière, comme aussi de l’impatience du roi.

Louis eut beau prier, il eut beau s’ingénier à combattre cette disposition fatale, la jeune fille était brisée ; l’aspect même de la mort ne l’eût pas réveillée de sa torpeur.

Le roi vit dans cette négative facilité un mystère désobligeant ; il se mit à regarder autour de lui d’un air soupçonneux.

Justement il y avait dans la chambre de La Vallière un portrait, en miniature, d’Athos.

Le roi vit ce portrait qui ressemblait beaucoup à Bragelonne ; car il avait été fait pendant la jeunesse du comte.

Il attacha sur cette peinture des regards menaçants.

La Vallière, dans l’état d’oppression où elle se trouvait et à cent lieues, d’ailleurs, de penser