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duchesse était un piège ; que peut-être on attendait à la porte ; que cette dame, dont le secret venait de se vendre cent mille écus à Colbert, devait avoir proposé ce secret à M. Fouquet pour la même somme.

Comme il hésitait beaucoup, la duchesse le regarda dans les yeux.

— Vous aimez mieux votre carrosse ? dit-elle.

— Je l’avoue.

— Vous vous figurez que je vous conduis dans quelque traquenard ?

— Madame la duchesse, vous avez le caractère folâtre, et moi, revêtu d’un caractère aussi grave, je puis être compromis par une plaisanterie.

— Oui ; enfin, vous avez peur ? Eh bien, prenez votre carrosse, autant de laquais que vous voudrez… Seulement, réfléchissez-y bien… ce que nous faisons à nous deux, nous le savons seuls ; ce qu’un tiers aura vu, nous l’apprenons à tout l’univers. Après tout moi, je n’y tiens pas : mon carrosse suivra le vôtre, et je me tiens pour satisfaite de monter dans votre carrosse pour aller chez la reine.

— Chez la reine ?

— Vous l’aviez déjà oublié ? Quoi ! une clause de cette importance pour moi vous avait échappe ? Que c’était peu pour vous, mon Dieu ! Si j’avais su, je vous eusse demande le double.

— J’ai réfléchi, madame la duchesse ; je ne vous accompagnerai pas.

— Vrai !… Pourquoi ?

— Parce que j’ai en vous une confiance sans bornes.

— Vous me comblez !… Mais, pour que je touche les cent mille écus ?…

— Les voici.

L’intendant griffonna quelques mots sur un papier qu’il remit à la duchesse.

— Vous êtes payée, dit-il.

— Le trait est beau, monsieur Colbert, et je vais vous en récompenser. En disant ces mots, elle se mit à rire.

Le rire de madame de Chevreuse était un murmure sinistre ; tout homme qui sent la jeunesse, la foi, l’amour, la vie battre en son cœur, préfère des pleurs à ce rire lamentable.

La duchesse ouvrit le haut de son justaucorps et tira de son sein rougi une petite liasse de papiers noués d’un ruban couleur feu. Les agrafes avaient cédé sous la pression brutale de ses mains nerveuses. La peau, éraillée par l’extraction et le frottement des papiers, apparaissait sans pudeur aux yeux de l’intendant, fort intrigué de ces préliminaires étranges.

La duchesse riait toujours.

— Voilà, dit-elle, les véritables lettres de M. de Mazarin. Vous les avez, et, de plus, la duchesse de Chevreuse s’est déshabillée devant vous, comme si vous eussiez été… je ne veux pas vous dire des noms qui vous donneraient de l’orgueil ou de la jalousie. Maintenant, monsieur Colbert, fit-elle en agrafant et en nouant avec rapidité le corps de sa robe, votre bonne fortune est finie ; accompagnez-moi chez la reine.

— Non pas, Madame : si vous alliez encourir de nouveau la disgrâce de Sa Majesté, et que l’on sût au Palais-Royal que j’ai été votre introducteur, la reine ne me le pardonnerait de sa vie. Non. J’ai des gens dévoués au palais, ceux-là vous feront entrer sans me compromettre.

— Comme il vous plaira, pourvu que j’entre.

— Comment appelez-vous les dames religieuses de Bruges qui guérissent les malades ?

— Les béguines.

— Vous êtes une béguine.

— Soit ; mais il faudra bien que je cesse de l’être.

— Cela vous regarde.

— Pardon ! pardon ! je ne veux pas être exposée à ce qu’on me refuse l’entrée.

— Cela vous regarde encore, Madame. Je vais commander au premier valet de chambre du gentilhomme de service chez Sa Majesté de laisser entrer une béguine apportant un remède efficace pour soulager les douleurs de Sa Majesté. Vous portez ma lettre, vous vous chargez du remède et des explications. J’avoue la béguine, je nie madame de Chevreuse.

— Qu’a cela ne tienne.

— Voici la lettre d’introduction, Madame.

CLXXXI

LA PEAU DE L’OURS


Colbert donna cette lettre à la duchesse, lui retira doucement le siège derrière lequel elle s’abritait.

Madame de Chevreuse salua très légèrement et sortit.

Colbert, qui avait reconnu l’écriture de Mazarin et compté les lettres, sonna son secrétaire et lui enjoignit d’aller chercher chez lui M. Vanel, conseiller au parlement. Le secrétaire répliqua que M. le conseiller, fidèle à ses habitudes, venait d’entrer dans la maison pour rendre compte à l’intendant des principaux détails du travail accompli ce jour même dans la séance du parlement.

Colbert s’approcha des lampes, relut les lettres du défunt cardinal, sourit plusieurs fois en reconnaissant toute la valeur des pièces que venait de lui livrer madame de Chevreuse, et, en étayant pour plusieurs minutes sa grosse tête dans ses mains, il réfléchit profondément.

Pendant ces quelques minutes, un homme gros et grand, à la figure osseuse, aux yeux fixes, au nez crochu, avait fait son entrée dans le cabinet de Colbert avec une assurance modeste, qui décelait un caractère à la fois souple et décidé, souple envers le maître qui pouvait jeter la proie, ferme envers les chiens qui eussent pu lui disputer cette proie opime.

M. Vanel avait sous le bras un dossier volumineux ; il le posa sur le bureau même, ou les deux coudes de Colbert étayaient sa tête.

— Bonjour, monsieur Vanel, dit celui-ci en se réveillant de sa méditation.

— Bonjour, Monseigneur, dit naturellement Vanel.

— C’est monsieur qu’il faut dire, répliqua doucement Colbert.