Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/584

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Retenez bien ceci, lui dit-il : que toute l’argenterie, que toute la vaisselle, que tous les joyaux soient emballés dans le carrosse. Vous prendrez les chevaux noirs ; l’orfèvre vous accompagnera ; vous reculerez le souper jusqu’à l’arrivée de madame de Belliere.

— Encore faut-il que madame de Belliere soit prévenue, dit Pélisson.

— Inutile, je m’en charge.

— Très-bien.

— Allez, mon ami.

Pélisson partit, devinant mal, mais confiant, comme sont tous les vrais amis, dans la volonté qu’il subissait. Là est la force des âmes d’élite. La défiance n’est faite que pour les natures inférieures.

Vanel s’inclina donc devant le surintendant. Il allait commencer une harangue.

— Asseyez-vous, Monsieur, lui dit civilement Fouquet. Il me paraît que vous voulez acquérir ma charge ?

— Monseigneur…

— Combien pouvez-vous m’en donner ?

— C’est à vous, Monseigneur, de fixer le chiffre. Je sais qu’on vous a fait des offres.

— Madame Vanel, m’a-t-on dit, l’estime quatorze cent mille livres.

— C’est tout ce que nous avons.

— Pouvez-vous donner la somme tout de suite ?

— Je ne l’ai pas sur moi, dit naïvement Vanel, effaré de cette simplicité, de cette grandeur, lui qui s’attendait à des luttes, à des finesses, à des marches d’échiquier.

— Quand l’aurez-vous ?

— Quand il plaira à Monseigneur.

Et il tremblait que Fouquet ne se jouât de lui.

— Si ce n’était la peine de retourner à Paris, je vous dirais tout de suite…

— Oh ! Monseigneur…

— Mais, interrompit le surintendant, mettons le solde et la signature à demain matin.

— Soit, répliqua Vanel glacé, abasourdi.

— Six heures, ajouta Fouquet.

— Six heures, répéta Vanel.

— Adieu, monsieur Vanel ! Dites à madame Vanel que je lui baise les mains.

Et Fouquet se leva.

Alors Vanel, à qui le sang montait aux yeux et qui commençait à perdre la tête :

— Monseigneur, Monseigneur, dit-il sérieusement, est-ce que vous me donnez votre parole ?

Fouquet tourna la tête.

— Pardieu ! dit-il ; et vous ?

Vanel hésita, frissonna et finit par avancer timidement sa main. Fouquet ouvrit et avança noblement la sienne. Cette main loyale s’imprégna une seconde de la moiteur d’un main hypocrite ; Vanel serra les doigts de Fouquet pour se mieux convaincre.

Le surintendant dégagea doucement sa main.

— Adieu ! dit-il.

Vanel courut à reculons vers la porte, se précipita par les vestibules et s’enfuit.


CLXXXVI

LA VAISSELLE ET LES DIAMANTS DE MADAME DE BELLIÈRE


À peine Fouquet eut-il congédié Vanel, qu’il réfléchit un moment.

— On ne saurait trop faire, dit-il, pour la femme que l’on a aimée. Marguerite désire être procureuse, pourquoi ne pas lui faire ce plaisir ? Maintenant que la conscience la plus scrupuleuse ne saurait rien me reprocher, pensons à la femme qui m’aime. Madame de Bellière doit être là.

Il indiqua du doigt la porte secrète.

S’étant enfermé, il ouvrit le couloir souterrain et se dirigea rapidement vers la communication établie entre la maison de Vincennes et sa maison à lui.

Il avait négligé d’avertir son amie avec la sonnette, bien assuré qu’elle ne manquerait jamais aux rendez-vous.

En effet, la marquise était arrivée. Elle attendait. Le bruit que fit le surintendant l’avertit ; elle accourut pour recevoir par dessous la porte le billet qu’il lui passa.

« Venez, marquise ; on vous attend pour souper. »

Heureuse et active, madame de Bellière gagna son carrosse dans l’avenue de Vincennes, et elle vint tendre sa main sur le perron à Gourville, qui, pour mieux plaire au maître, guettait son arrivée dans la cour.

Elle n’avait pas vu entrer, fumants et blancs d’écume, les chevaux noirs de Fouquet, qui ramenaient de Saint-Mandé Pélisson et l’orfèvre lui-même à qui madame de Bellière avait vendu sa vaisselle et ses joyaux.

Pélisson introduisit cet homme dans le cabinet que Fouquet n’avait pas encore quitté.

Le surintendant remercia l’orfèvre d’avoir bien voulu lui garder comme un dépôt ces richesses qu’il avait le droit de vendre. Il jeta les yeux sur le total des comptes, qui s’élevait à treize cent mille livres.

Puis, se plaçant à son bureau, il écrivit un bon de quatorze cent mille livres, payables à vue à sa caisse, avant midi le lendemain.

— Cent mille livres de bénéfice ! s’écria l’orfèvre. Ah ! Monseigneur, quelle générosité !

— Non pas, non pas, Monsieur, dit Fouquet en lui touchant l’épaule, il est des politesses qui ne se paient jamais. Le bénéfice est à peu près celui que vous eussiez fait ; mais il reste l’intérêt de votre argent.

En disant ces mots, il détachait de sa manchette un bouton de diamants que ce même orfèvre avait bien souvent estimé trois mille pistoles.

— Prenez ceci en mémoire de moi, dit-il à l’orfèvre, et adieu ; vous êtes un honnête homme.

— Et vous, s’écria l’orfèvre, touché profondément, vous, Monseigneur, vous êtes un brave seigneur.