Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/617

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le pré plus d’une heure ou une heure et demie. Ce à quoi Porthos s’était formellement refusé, s’installant, bien au contraire, aux Minimes, comme pour y prendre racine, faisant promettre à Raoul de revenir de chez son père chez lui, Raoul, afin que le laquais de Porthos sût où le trouver si M. de Saint-Aignan venait au rendez-vous.

Bragelonne avait quitté Vincennes et s’était acheminé tout droit chez Athos, qui, depuis deux jours, était à Paris.

Le comte était déjà prévenu par une lettre de d’Artagnan.

Raoul arrivait donc surabondamment chez son père, qui, après lui avoir tendu la main et l’avoir embrassé, lui fit signe de s’asseoir.

— Je sais que vous venez à moi comme on vient à un ami, vicomte, quand on pleure et quand on souffre ; dites-moi quelle cause vous amène.

Le jeune homme s’inclina et commença son récit. Plus d’une fois, dans le cours de ce récit, les larmes coupèrent sa voix et un sanglot étranglé dans sa gorge suspendit la narration. Cependant il acheva.

Athos savait probablement déjà à quoi s’en tenir, puisque nous avons dit que d’Artagnan lui avait écrit ; mais, tenant à garder jusqu’au bout ce calme et cette sérénité qui faisaient le côté presque surhumain de son caractère, il répondit :

— Raoul, je ne crois rien de ce que l’on dit ; je ne crois rien de ce que vous craignez, non pas que des personnes dignes de foi ne m’aient pas déjà entretenu de cette aventure, mais parce que, dans mon âme et dans ma conscience, je crois impossible que le roi ait outragé un gentilhomme. Je garantis donc le roi, et vais vous rapporter la preuve de ce que je dis.

Raoul, flottant comme un homme ivre entre ce qu’il avait vu de ses propres yeux et cette imperturbable foi qu’il avait dans un homme qui n’avait jamais menti, s’inclina et se contenta de répondre :

— Allez donc, monsieur le comte ; j’attendrai.

Et il s’assit, la tête cachée dans ses deux mains. Athos s’habilla et partit. Chez le roi, il fit ce que nous venons de raconter à nos lecteurs, qui l’ont vu entrer chez Sa Majesté, et qui l’ont vu en sortir.

Quand il rentra chez lui, Raoul, pâle et morne, n’avait pas quitté sa position désespérée. Cependant au bruit des portes qui s’ouvraient, au bruit des pas de son père qui s’approchait de lui, le jeune homme releva la tête.

Athos était pâle, découvert, grave ; il remit son manteau et son chapeau au laquais, le congédia du geste et s’assit près de Raoul.

— Eh bien, Monsieur, demanda le jeune homme en hochant tristement la tête de haut en bas, êtes-vous bien convaincu, à présent ?

— Je le suis, Raoul ; le roi aime mademoiselle de La Vallière.

— Ainsi, il avoue ? s’écria Raoul.

— Absolument, dit Athos.

— Et elle ?

— Je ne l’ai pas vue.

— Non ; mais le roi vous en a parlé. Que dit-il d’elle ?

— Il dit qu’elle l’aime.

— Oh ! vous voyez ! vous voyez, Monsieur !

Et le jeune homme fit un geste de désespoir.

— Raoul, reprit le comte, j’ai dit au roi, croyez-le bien, tout ce que vous eussiez pu lui dire vous-même, et je crois le lui avoir dit en termes convenables, mais fermes.

— Et que lui avez-vous dit, Monsieur ?

— J’ai dit, Raoul, que tout était fini entre lui et nous ; que vous ne seriez plus rien pour son service ; j’ai dit que, moi-même, je demeurerais à l’écart. Il ne me reste plus qu’à savoir une chose.

— Laquelle, Monsieur ?

— Si vous avez pris votre parti.

— Mon parti ? À quel sujet ?

— Touchant l’amour et…

— Achevez, Monsieur.

— Et touchant la vengeance ; car j’ai peur que vous ne songiez à vous venger.

— Oh ! Monsieur, l’amour… peut-être un jour, plus tard, réussirai-je à l’arracher de mon cœur. J’y compte, avec l’aide de Dieu et le secours de vos sages exhortations. La vengeance, je n’y avais songé que sous l’empire d’une pensée mauvaise, car ce n’était point du vrai coupable que je pouvais me venger ; j’ai donc déjà renoncé à la vengeance.

— Ainsi, vous ne songez plus à chercher une querelle à M. de Saint-Aignan ?

— Non, Monsieur. Un défi a été fait ; si M. de Saint-Aignan l’accepte, je le soutiendrai ; s’il ne le relève pas, je le laisserai à terre.

— Et de La Vallière ?

— Monsieur le comte n’a pas sérieusement cru que je songerais à me venger d’une femme, répondit Raoul avec un sourire si triste, qu’il attira une larme aux bords des paupières de cet homme qui s’était tant de fois penché sur ses douleurs et sur les douleurs des autres.

Il tendit sa main à Raoul, Raoul la saisit vivement.

— Ainsi, monsieur le comte, vous êtes bien assuré que le mal est sans remède ? demanda le jeune homme.

Athos secoua la tête à son tour.

— Pauvre enfant ! murmura-t-il.

— Vous pensez que j’espère encore, dit Raoul, et vous me plaignez. Oh ! c’est qu’il m’en coûte horriblement, voyez-vous, pour mépriser, comme je le dois, celle que j’ai tant aimée. Que n’ai-je quelque tort envers elle, je serais heureux et je lui pardonnerais.

Athos regarda tristement son fils. Ces quelques mots que venait de prononcer Raoul semblaient être sortis de son propre cœur. En ce moment, le laquais annonça M. d’Artagnan. Ce nom retentit, d’une façon bien différente, aux oreilles d’Athos et de Raoul.

Le mousquetaire annoncé fit son entrée avec un vague sourire sur les lèvres. Raoul s’arrêta ; Athos marcha vers son ami avec une expression de visage qui n’échappa point à Bragelonne. D’Artagnan répondit à Athos par un simple clignement de l’œil ; puis, s’avançant vers Raoul et lui prenant la main :