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pour mon service. Heureux mortels que vous êtes, vous autres ! ajouta-t-il en soupirant comme Porthos l’eût pu faire.

— Ainsi, vous partez ? dirent Aramis et Baisemeaux unis dans un même sentiment de surprise joyeuse.

La nuance fut saisie par d’Artagnan.

— Je vous laisse à ma place, dit-il, un noble et bon convive.

Et il frappa doucement sur l’épaule d’Athos, qui, lui aussi, s’étonnait et ne pouvait s’empêcher de le témoigner un peu ; nuance qui fut saisie par Aramis seul, M. de Baisemeaux n’étant pas de la force des trois amis.

— Quoi ! nous vous perdons ? reprit le bon gouverneur.

— Je vous demande une heure ou une heure et demie. Je reviendrai pour le dessert.

— Oh ! nous vous attendrons, dit Baisemeaux.

— Ce serait me désobliger.

— Vous reviendriez ? dit Athos d’un air de doute.

— Assurément, dit-il en lui serrant la main confidentiellement.

Et il ajouta plus bas :

— Attendez-moi, Athos ; soyez gai, et surtout ne parlez pas affaires, pour l’amour de Dieu !

Une nouvelle pression de main confirma le comte dans l’obligation de se tenir discret et impénétrable.

Baisemeaux reconduisit d’Artagnan jusqu’à la porte.

Aramis, avec force caresses, s’empara d’Athos, résolu de le faire parler ; mais Athos avait toutes les vertus au suprême degré. Quand la nécessité l’exigeait, il eût été le premier orateur du monde, au besoin ; il fût mort avant de dire une syllabe, dans l’occasion.

Ces trois messieurs se placèrent donc, dix minutes après le départ de d’Artagnan, devant une bonne table meublée avec le luxe gastronomique le plus substantiel. Les grosses pièces, les conserves, les vins les plus variés, apparurent successivement sur cette table servie aux dépens du roi, et sur la dépense de laquelle M. Colbert eût trouvé facilement à s’économiser deux tiers, sans faire maigrir personne à la Bastille.

Baisemeaux fut le seul qui mangeât et qui bût résolument. Aramis ne refusa rien et effleura tout ; Athos après le potage et les trois hors-d’œuvre, ne toucha plus à rien.

La conversation fut ce qu’elle devait être entre trois hommes si opposés d’humeur et de projets.

Aramis ne cessa de se demander par quelle singulière rencontre Athos se trouvait chez Baisemeaux lorsque d’Artagnan n’y était plus, et pourquoi d’Artagnan ne s’y trouvait plus quand Athos y était resté. Athos creusa toute la profondeur de cet esprit d’Aramis, qui vivait de subterfuges et d’intrigues ; il regarda bien son homme et le flaira occupé de quelque projet important. Puis il se concentra, lui aussi, dans ses propres intérêts, en se demandant pourquoi d’Artagnan avait quitté la Bastille si étrangement vite, en laissant là un prisonnier si mal introduit et si mal écroué.

Mais ce n’est pas sur ces personnages que nous arrêterons notre examen. Nous les abandonnons à eux-mêmes, devant les débris des chapons, des perdrix et des poissons mutilés par le couteau généreux de Baisemeaux.

Celui que nous poursuivrons, c’est d’Artagnan, qui, remontant dans le carrosse qui l’avait amené, cria au cocher, à l’oreille :

— Chez le roi, et brûlons le pavé !


CCIII

CE QUI SE PASSAIT LOUVRE PENDANT LE SOUPER DE LA BASTILLE.


M. de Saint-Aignan avait fait sa commission auprès de La Vallière, ainsi qu’on l’a vu dans un des précédents chapitres ; mais, quelle que fût son éloquence, il ne persuada point à la jeune fille qu’elle eût un protecteur assez considérable dans le roi, et qu’elle n’avait besoin de personne au monde quand le roi était pour elle.

En effet, au premier mot que le confident prononça de la découverte du fameux secret, Louise, éplorée, jeta les hauts cris et s’abandonna tout entière à une douleur que le roi n’eut pas trouvée obligeante, si, d’un coin de l’appartement, il eût pu en être le témoin. De Saint-Aignan, ambassadeur, s’en formalisa comme aurait pu faire son maître, et revint chez le roi annoncer ce qu’il avait vu et entendu. C’est là que nous le retrouvons, fort agité, en présence de Louis, plus agité encore.

— Mais, dit le roi à son courtisan, lorsque celui-ci eut achevé sa narration, qu’a-t-elle conclu ? La verrai-je au moins tout à l’heure avant le souper ? Viendra-t-elle, ou faudra-t-il que je passe chez elle ?

— Je crois, sire, que, si Votre Majesté désire la voir, il faudra que le roi fasse non-seulement les premiers pas, mais tout le chemin.

— Rien pour moi ! Ce Bragelonne lui tient donc bien au cœur ? murmura Louis XIV entre ses dents.

— Oh ! sire, cela n’est pas possible, car c’est vous que mademoiselle de La Vallière aime, et cela de tout son cœur. Mais, vous savez, M. de Bragelonne appartient à cette race sévère qui joue les héros romains.

Le roi sourit faiblement. Il savait à quoi s’en tenir. Athos le quittait.

— Quant à mademoiselle de La Vallière, continua de Saint-Aignan, elle a été élevée chez Madame douairière, c’est-à-dire dans la retraite et l’austérité. Ces deux fiancés-là se sont froidement fait de petits serments devant la lune et les étoiles, et voyez-vous, sire, aujourd’hui, pour rompre cela, c’est le diable !

De Saint-Aignan croyait faire rire encore le roi ; mais bien au contraire, du simple sourire Louis passa au sérieux complet. Il ressentait déjà ce que le comte avait promis à d’Artagnan de lui donner : des remords. Il songeait qu’en effet ces deux jeunes gens s’étaient aimés et juré alliance ; que l’un des deux avait tenu parole, et que l’autre était trop probe pour ne pas gémir de s’être parjuré.