Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/641

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un masque, ou gardons-le tous deux, ou déposons-le ensemble.

Aramis sentit à la fois la force et la justesse de ce raisonnement.

— Je n’ai point affaire à un homme ordinaire, pensa-t-il. Voyons, avez-vous de l’ambition ? dit-il tout haut sans avoir préparé le prisonnier à la transition.

— Qu’est-ce que cela, de l’ambition ? demanda le jeune homme.

— C’est, répondit Aramis, un sentiment qui pousse l’homme à désirer plus qu’il n’a.

— J’ai dit que j’étais content, Monsieur ; mais il est possible que je me trompe. J’ignore ce que c’est que l’ambition ; mais il est possible que j’en aie. Voyons ouvrez-moi l’esprit, je ne demande pas mieux.

— Un ambitieux, dit Aramis, est celui qui convoite par-delà son état.

— Je ne convoite rien par-delà mon état, dit le jeune homme avec une assurance qui, encore une fois fit tressaillir l’évêque de Vannes.

Il se tut. Mais, à voir les yeux ardents, le front plissé, l’attitude réfléchie du captif, on sentait bien qu’il attendait autre chose que du silence. Ce silence, Aramis le rompit.

— Vous m’avez menti, la première fois que je vous ai vu, dit-il.

— Menti ? s’écria le jeune homme en se dressant sur son lit, avec un tel accent dans la voix, avec un tel éclair dans les yeux, qu’Aramis recula malgré lui.

— Je veux dire, reprit Aramis en s’inclinant, que vous m’avez caché ce que vous savez de votre enfance.

Les secrets d’un homme sont à lui, Monsieur ! dit le prisonnier, et non au premier venu.

— C’est vrai, dit Aramis en s’inclinant plus bas que la première fois, c’est vrai, pardonnez ; mais aujourd’hui, suis-je encore pour vous le premier venu ? Je vous en supplie, répondez, Monseigneur !

Ce titre causa un léger trouble au prisonnier ; cependant il ne parut point étonné qu’on le lui donnât.

— Je ne vous connais pas, Monsieur, dit-il.

— Oh ! si j’osais, je prendrais votre main, et je la baiserais.

Le jeune homme fit un mouvement comme pour donner la main à Aramis ; mais l’éclair qui avait jailli de ses yeux s’éteignit au bord de sa paupière, et sa main se retira froide et défiante.

— Baiser la main d’un prisonnier ! dit-il en secouant la tête ; à quoi bon ?

— Pourquoi m’avez-vous dit, demanda Aramis, que vous vous trouviez bien ici ; pourquoi m’avez-vous dit que vous n’aspiriez à rien ? pourquoi enfin, en me parlant ainsi, m’empêchez-vous d’être franc à mon tour ?

Le même éclair reparut pour la troisième fois aux yeux du jeune homme ; mais, comme les deux autres fois, il expira sans rien amener.

— Vous vous défiez de moi ? dit Aramis.

— À quel propos, Monsieur ?

— Oh ! par une raison bien simple : c’est que, si vous savez ce que vous devez savoir, vous devez vous défier de tout le monde.

— Alors, ne vous étonnez pas que je me défie, puisque vous me soupçonnez de savoir ce que je ne sais pas.

Aramis était frappé d’admiration pour cette énergique résistance.

— Oh ! vous me désespérez, Monseigneur ! s’écria-t-il en frappant du poing sur le fauteuil.

— Et moi, je ne vous comprends pas, Monsieur.

— Eh bien, tâchez de me comprendre.

Le prisonnier regarda fixement Aramis.

— Il me semble parfois, continua celui-ci, que j’ai devant les yeux l’homme que je cherche… et puis…

— Et puis… cet homme disparaît, n’est-ce pas ? dit le prisonnier en souriant. Tant mieux !

Aramis se leva.

— Décidément, reprit-il, je n’ai rien à dire à un homme qui se défie de moi au point que vous le faites.

— Et moi, ajouta le prisonnier du même ton, rien à dire à l’homme qui ne veut pas comprendre qu’un prisonnier doit se défier de tout.

— Même de ses anciens amis ? dit Aramis. Oh ! c’est trop de prudence, Monseigneur !

— De mes anciens amis ? vous êtes un de mes anciens amis, vous ?

— Voyons, dit Aramis, ne vous souvient-il donc plus d’avoir vu autrefois, dans le village où s’écoula votre première enfance ?…

— Savez-vous le nom de ce village ? demanda le prisonnier.

— Noisy-le-Sec, Monseigneur, répondit fermement Aramis.

— Continuez, dit le jeune homme sans que son visage avouât ou niât.

— Tenez, Monseigneur, dit Aramis, si vous voulez absolument continuer ce jeu, restons-en là. Je viens pour vous dire beaucoup de choses, c’est vrai ; mais il faut me laisser voir que ces choses, vous avez, de votre côté, le désir de les connaître. Avant de parler, avant de déclarer les choses si importantes que je recèle en moi, convenez-en, j’eusse eu besoin d’un peu d’aide sinon de franchise, d’un peu de sympathie sinon de confiance. Eh bien, vous vous tenez renfermé dans une prétendue ignorance qui me paralyse… oh ! non pas pour ce que vous croyez ; car, si fort ignorant que vous soyez, ou si fort indifférent que vous feigniez d’être, vous n’en êtes pas moins ce que vous êtes, Monseigneur, et rien, rien ! entendez-vous bien, ne fera que vous ne le soyez pas.

— Je vous promets, répondit le prisonnier, de vous écouter sans impatience. Seulement, il me semble que j’ai le droit de vous répéter cette question que je vous ai déjà faite : Qui êtes-vous ?

— Vous souvient-il, il y a quinze ou dix-huit ans, d’avoir vu à Noisy-le-Sec un cavalier qui venait avec une dame, vêtue ordinairement de soie noire, avec des rubans couleur de feu dans les cheveux ?

— Oui, dit le jeune homme : une fois j’ai demandé le nom de ce cavalier, et l’on m’a dit qu’il s’appelait l’abbé d’Herblay. Je me suis étonné que cet abbé eût l’air si guerrier, et l’on m’a répondu qu’il n’y avait rien d’étonnant à cela, attendu que c’était un mousquetaire du roi Louis XIII.