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Aramis regarda autour de lui.

— Il n’y en a pas non plus ici, dit-il ; les mêmes précautions ont été prises ici que là-bas.

— Dans quel but ?

— Vous le saurez tout à l’heure. Maintenant, pardonnez-moi : vous m’avez dit que l’on vous avait appris les mathématiques, l’astronomie, l’escrime, le manège ; vous ne m’avez point parlé d’histoire.

— Quelquefois, mon gouverneur m’a raconté les hauts faits du roi saint Louis, de François Ier et du roi Henri IV.

— Voilà tout ?

— Voilà à peu près tout.

— Eh bien, je le vois, c’est encore un calcul ; comme on vous avait enlevé les miroirs qui réfléchissent le présent, on vous a laissé ignorer l’histoire qui réfléchit le passé. Depuis votre emprisonnement, les livres vous ont été interdits ; de sorte que bien des faits vous sont inconnus, à l’aide desquels vous pourriez reconstruire l’édifice écroulé de vos souvenirs ou de vos intérêts.

— C’est vrai, dit le jeune homme.

— Écoutez, je vais donc, en quelques mots, vous dire ce qui s’est passé en France depuis vingt-trois ou vingt-quatre ans, c’est-à-dire depuis la date probable de votre naissance, c’est-à-dire, enfin, depuis le moment qui vous intéresse.

— Dites.

Et le jeune homme reprit son attitude sérieuse et recueillie.

— Savez-vous quel fut le fils du roi Henri IV ?

— Je sais du moins quel fut son successeur.

— Comment savez-vous cela ?

— Par une pièce de monnaie, à la date de 1610, qui représentait le roi Henri IV ; par une pièce de monnaie à la date de 1612, qui représentait le roi Louis XIII. Je présumai, puisqu’il n’y avait que deux ans entre les deux pièces, que Louis XIII devait être le successeur de Henri IV.

— Alors, dit Aramis, vous savez que le dernier roi régnant était Louis XIII ?

— Je le sais, dit le jeune homme en rougissant légèrement.

— Eh bien, ce fut un prince plein de bonnes idées, plein de grands projets, projets toujours ajournés par le malheur des temps et par les luttes qu’eut à soutenir contre la seigneurie de France son ministre Richelieu. Lui, personnellement (je parle du roi Louis XIII), était faible de caractère. Il mourut jeune encore et tristement.

— Je sais cela.

— Il avait été longtemps préoccupé du soin de sa postérité. C’est un soin douloureux pour les princes, qui ont besoin de laisser sur la terre plus qu’un souvenir, pour que leur pensée se poursuive, pour que leur œuvre continue.

— Le roi Louis XIII est-il mort sans enfants ? demanda en souriant le prisonnier.

— Non, mais il fut privé longtemps du bonheur d’en avoir ; non, mais longtemps il crut qu’il mourrait tout entier. Et cette pensée l’avait réduit à un profond désespoir, quand tout à coup sa femme, Anne d’Autriche…

Le prisonnier tressaillit.

— Saviez-vous, continua Aramis, que la femme de Louis XIII s’appelât Anne d’Autriche ?

— Continuez, dit le jeune homme sans répondre.

— Quand tout à coup, reprit Aramis, la reine Anne d’Autriche annonça qu’elle était enceinte. La joie fut grande à cette nouvelle, et tous les vœux tendirent à une heureuse délivrance. Enfin, le 5 septembre 1638, elle accoucha d’un fils.

Ici Aramis regarda son interlocuteur, et crut s’apercevoir qu’il pâlissait.

— Vous allez entendre, dit Aramis, un récit que peu de gens sont en état de faire à l’heure qu’il est ; car ce récit est un secret que l’on croit mort avec les morts, ou enseveli dans l’abîme de la confession.

— Et vous allez me dire ce secret ? fit le jeune homme.

— Oh ! dit Aramis avec un accent auquel il n’y avait pas à se méprendre, ce secret, je ne crois pas l’aventurer en le confiant à un prisonnier qui n’a aucun désir de sortir de la Bastille.

— J’écoute, Monsieur.

— La reine donna donc le jour à un fils. Mais quand toute la cour eut poussé des cris de joie à cette nouvelle ; quand le roi eut montré le nouveau-né à son peuple, et à sa noblesse ; quand il se fut gaiement mis à table pour fêter cette heureuse naissance, alors la reine, restée seule dans sa chambre, fut prise, pour la seconde fois, des douleurs de l’enfantement, et donna le jour à un second fils.

— Oh ! dit le prisonnier trahissant une instruction plus grande que celle qu’il avouait, je croyais que Monsieur n’était né qu’en…

Aramis leva le doigt.

— Attendez que je continue, dit-il.

Le prisonnier poussa un soupir impatient, et attendit.

— Oui, dit Aramis, la reine eut un second fils, un second fils que dame Perronnette, la sage-femme, reçut dans ses bras.

— Dame Perronnette ! murmura le jeune homme.

— On courut aussitôt à la salle où le roi dînait ; on le prévint tout bas de ce qui arrivait ; il se leva de table et accourut. Mais, cette fois, ce n’était plus la gaieté qu’exprimait son visage, c’était un sentiment qui ressemblait à de la terreur. Deux fils jumeaux changeaient en amertume la joie que lui avait causée la naissance d’un seul, attendu que (ce que je vais vous dire, vous l’ignorez certainement), attendu qu’en France c’est l’aîné des fils qui règne après le père.

— Je sais cela.

— Et que les médecins et les jurisconsultes prétendent qu’il y a lieu de douter si le fils qui sort le premier du sein de sa mère est l’aîné de par la loi de Dieu et de la nature.

Le prisonnier poussa un cri étouffé, et devint plus blanc que le drap sous lequel il se cachait.

— Vous comprenez maintenant, poursuivit Aramis, que le roi, qui s’était vu avec tant de joie continuer dans un héritier, dut être au désespoir en songeant que maintenant il en avait deux, et que, peut-être, celui qui venait de naître et qui était inconnu, contesterait le droit