Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/659

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— Pourquoi, continua Aramis, M. Fouquet donne-t-il une fête au roi ? N’est-ce pas pour lui plaire ?

— Assurément, fit Percerin.

D’Artagnan approuva d’un signe de tête.

— Par quelque galanterie ? par quelque bonne imagination ? par une suite de surprises pareilles à celle dont nous parlions tout à l’heure à propos de l’enrégimentation de nos épicuriens ?

— À merveille !

— Eh bien, voici la surprise, mon bon ami. M. Le Brun, que voici, est un homme qui dessine très-exactement.

— Oui, dit Percerin, j’ai vu des tableaux de Monsieur, et j’ai remarqué que les habits étaient fort soignés. Voilà pourquoi j’ai accepté tout de suite de lui faire un vêtement, soit conforme à ceux de MM. les épicuriens, soit particulier.

— Cher Monsieur, nous acceptons votre parole ; plus tard, nous y aurons recours ; mais pour le moment, M. Le Brun a besoin, non des habits que vous ferez pour lui, mais de ceux que vous faites pour le roi.

Percerin exécuta un bond en arrière que d’Artagnan, l’homme calme et l’appréciateur par excellence, ne trouva pas trop exagéré, tant la proposition que venait de risquer Aramis renfermait de faces étranges et horripilantes.

— Les habits du roi ! donner à qui que ce soit au monde les habits du roi ?… Oh ! pour le coup, monsieur l’évêque, Votre Grandeur est folle ! s’écria le pauvre tailleur poussé à bout.

— Aidez-moi donc, d’Artagnan, dit Aramis de plus en plus souriant et calme, aidez-moi donc à persuader Monsieur ; car vous comprenez, vous, n’est-ce pas ?

— Eh ! eh ! pas trop, je l’avoue.

— Comment ! mon ami, vous ne comprenez pas que M. Fouquet veut faire au roi la surprise de trouver son portrait en arrivant à Vaux ? que le portrait, dont la ressemblance sera frappante, devra être vêtu juste comme sera vêtu le roi le jour où le portrait paraîtra ?

— Ah ! oui, oui, s’écria le mousquetaire presque persuadé, tant la raison était plausible ; oui, mon cher Aramis, vous avez raison ; oui, l’idée est heureuse. Gageons qu’elle est de vous, Aramis ?

— Je ne sais, répondit négligemment l’évêque ; de moi ou de M. Fouquet…

Puis, interrogeant la figure de Percerin après avoir remarqué l’indécision de d’Artagnan :

— Eh bien, monsieur Percerin, demanda-t-il, qu’en dites-vous ? Voyons.

— Je dis que…

— Que vous êtes libre de refuser, sans doute, je le sais bien, et je ne compte nullement vous forcer, mon cher monsieur ; je dirai plus, je comprends même toute la délicatesse que vous mettez à n’aller pas au-devant de l’idée de M. Fouquet : vous redoutez de paraître aduler le roi. Noblesse de cœur, monsieur Percerin ! noblesse de cœur !

Le tailleur balbutia.

— Ce serait, en effet, une bien belle flatterie à faire au jeune prince, continua Aramis. « Mais, m’a dit M. le surintendant, si Percerin refuse, dites-lui que cela ne lui fait aucun tort dans mon esprit, et que je l’estime toujours. Seulement… »

— Seulement ?… répéta Percerin avec inquiétude.

— « Seulement, continua Aramis, je serai forcé de dire au roi (mon cher monsieur Percerin, vous comprenez, c’est M. Fouquet qui parle) ; seulement, je serai forcé de dire au roi : « Sire, j’avais l’intention d’offrir à Votre Majesté son image ; mais, dans un sentiment de délicatesse, exagérée peut-être, quoique respectable, M. Percerin s’y est opposé. »

— Opposé ! s’écria le tailleur épouvanté de la responsabilité qui allait peser sur lui ; moi, m’opposer à ce que désire, à ce que veut M. Fouquet, quand il s’agit de faire plaisir au roi ? Oh ! le vilain mot que vous avez dit là, monsieur l’évêque ! m’opposer ! Oh ! ce n’est pas moi qui l’ai prononcé, Dieu merci ! j’en prends à témoin M. le capitaine des mousquetaires. N’est-ce pas, monsieur d’Artagnan, que je ne m’oppose à rien ?

D’Artagnan fit un signe d’abnégation indiquant qu’il désirait demeurer neutre ; il sentait qu’il y avait là-dessous une intrigue, comédie ou tragédie ; il se donnait au diable de ne pas la deviner, mais, en attendant, il désirait s’abstenir.

Mais déjà Percerin, poursuivi de l’idée qu’on pouvait dire au roi qu’il s’était opposé à ce qu’on lui fît une surprise, avait approché un siège à Le Brun et s’occupait de tirer d’une armoire quatre habits resplendissants, le cinquième étant encore aux mains des ouvriers, et plaçait successivement lesdits chefs-d’œuvre sur autant de mannequins de Bergame, qui, venus en France du temps de Concini avaient été donnés à Percerin II par le maréchal d’Ancre, après la déconfiture des tailleurs italiens ruinés dans leur concurrence.

Le peintre se mit à dessiner, puis à peindre les habits.

Mais Aramis, qui suivait des yeux toutes les phases de son travail et qui le veillait de près l’arrêta tout à coup.

— Je crois que vous n’êtes pas dans le ton, mon cher monsieur Le Brun, lui dit-il ; vos couleurs vous tromperont, et sur la toile se perdra cette parfaite ressemblance qui nous est absolument nécessaire ; il faudrait plus de temps pour observer attentivement les nuances.

— C’est vrai, dit Percerin ; mais le temps nous fait faute, et à cela, vous en conviendrez, monsieur l’évêque, je ne puis rien.

— Alors la chose manquera, dit Aramis tranquillement, et cela faute de vérité dans les couleurs.

Cependant Le Brun copiait étoffes et ornements avec la plus grande fidélité, ce que regardait Aramis avec une impatience mal dissimulée.

— Voyons, voyons, quel diable d’imbroglio joue-t-on ici ? continua de se demander le mousquetaire.

— Décidément, cela n’ira point, dit Aramis ; monsieur Le Brun, fermez vos boîtes et roulez vos toiles.