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ne sera pas pour vous l’embarras que vous avez été pour le roi régnant. Dieu a fait cette âme orgueilleuse et impatiente de nature. Il l’a, de plus, amollie, désarmée, par l’usage des honneurs et l’habitude du souverain pouvoir. Dieu, qui voulait que la fin du calcul géométrique dont j’avais l’honneur de vous parler fût votre avènement au trône et la destruction de ce qui vous est nuisible, a décidé que le vaincu finira bientôt ses souffrances avec les vôtres. Il a donc préparé cette âme et ce corps pour la brièveté de l’agonie. Mis en prison simple particulier, séquestré avec vos doutes, privé de tout, avec l’habitude d’une vie solide vous avez résisté. Mais votre frère, captif, oublié, restreint, ne supportera point son injure, et Dieu reprendra son âme au temps voulu, c’est-à-dire bientôt.

À ce moment de la sombre analyse d’Aramis, un oiseau de nuit poussa du fond des futaies ce houhoulement plaintif et prolongé qui fait tressaillir toute créature.

— J’exilerais le roi déchu, dit Philippe en frémissant ; ce serait plus humain.

— Le bon plaisir du roi décidera la question, répondit Aramis. Maintenant, ai-je bien posé le problème ? ai-je bien amené la solution selon les désirs ou les prévisions de Votre Altesse Royale ?

— Oui, Monsieur, oui ; vous n’avez rien oublié, si ce n’est cependant deux choses.

— La première ?

— Parlons-en tout de suite avec la même franchise que nous venons de mettre à notre conversation ; parlons des motifs qui peuvent amener la dissolution des espérances que nous avons conçues ; parlons des dangers que nous courons.

— Ils seraient immenses, infinis, effrayants, insurmontables, si, comme je vous l’ai dit, tout ne concourait à les rendre absolument nuls. Il n’y a pas de dangers pour vous ni pour moi, si la constance et l’intrépidité de Votre Altesse Royale égalent la perfection de cette ressemblance que la nature vous a donnée avec le roi. Je vous le répète, il n’y a pas de dangers, il n’y a que des obstacles. Ce mot-là, que je trouve dans toutes les langues, je l’ai toujours mal compris ; si j’étais roi, je le ferais effacer comme absurde et inutile.

— Si fait, Monseigneur, il y a un obstacle très-sérieux, un danger insurmontable que vous oubliez.

— Ah ! fit Aramis.

— Il y a la conscience qui crie, il y a le remords qui déchire.

— Oui, c’est vrai, dit l’évêque ; il y a la faiblesse de cœur, vous me le rappelez. Oh ! vous avez raison, c’est un immense obstacle, c’est vrai. Le cheval qui a peur du fossé saute au milieu et se tue ! L’homme qui croise le fer en tremblant laisse à la lame ennemie des jours par lesquels la mort passe ! C’est vrai ! c’est vrai !

— Avez-vous un frère ? dit le jeune homme à Aramis.

— Je suis seul au monde, répliqua celui-ci d’une voix sèche et nerveuse comme la détente d’un pistolet.

— Mais vous aimez quelqu’un sur la terre ? ajouta Philippe.

— Personne ! Si fait, je vous aime.

Le jeune homme se plongea dans un silence si profond, que le bruit de son propre souffle devint un tumulte pour Aramis.

— Monseigneur, reprit-il, je n’ai pas dit tout ce que j’avais à dire à Votre Altesse Royale : je n’ai pas offert à mon prince tout ce que je possède pour lui de salutaires conseils et d’utiles ressources. Il ne s’agit pas de faire briller un éclair aux yeux de ce qui aime l’ombre ; il ne s’agit pas de faire gronder les magnificences du canon aux oreilles de l’homme doux qui aime le repos et les champs. Monseigneur, j’ai votre bonheur tout prêt dans ma pensée ; je vais le laisser tomber de mes lèvres, ramassez-le précieusement pour vous, qui avez tant aimé le ciel, les prés verdoyants et l’air pur. Je connais un pays de délices, un paradis ignoré, un coin du monde où, seul, libre, inconnu, dans les bois, dans les fleurs, dans les eaux vives, vous oublierez tout ce que la folie humaine, tentatrice de Dieu, vient de vous débiter de misères tout à l’heure. Oh ! écoutez-moi, mon prince, je ne raille pas ! J’ai une âme, voyez-vous, je devine l’abîme de la vôtre. Je ne vous prendrai pas incomplet pour vous jeter dans le creuset de ma volonté, de mon caprice ou de mon ambition. Tout ou rien. Vous êtes froissé, malade, presque éteint par le surcroît de souffle qu’il vous a fallu donner depuis une heure de liberté. C’est un signe certain pour moi que vous ne voudrez pas continuer à respirer largement, longuement. Tenons-nous donc à une vie plus humble, plus appropriée à nos forces. Dieu m’est témoin, j’en atteste sa toute-puissance, que je veux faire sortir votre bonheur de cette épreuve où je vous ai engagé.

— Parlez ! Parlez ! dit le prince avec une vivacité qui fit réfléchir Aramis.

— Je connais, reprit le prélat, dans le Bas-Poitou, un canton dont nul en France ne soupçonne l’existence. Vingt lieues de pays, c’est immense, n’est-ce pas ? Vingt lieues, Monseigneur, et toutes couvertes d’eau, d’herbages et de joncs ; le tout mêlé d’îles chargées de bois. Ces grands marais, vêtus de roseaux comme d’une épaisse mante, dorment silencieux et profonds sous le sourire du soleil. Quelques familles de pêcheurs les mesurent paresseusement avec leurs grands radeaux de peuplier et d’aulne, dont le plancher est fait d’un lit de roseaux, dont la toiture est tressée en joncs solides. Ces barques, ces maisons flottantes, vont à l’aventure sous le souffle du vent. Quand elles touchent une rive, c’est par hasard, et si moelleusement, que le pêcheur qui dort n’est pas réveillé par la secousse. S’il a voulu aborder, c’est qu’il a vu les longues bandes de râles ou de vanneaux, de canards ou de pluviers, de sarcelles ou de bécassines, dont il fait sa proie avec le piège ou avec le plomb du mousquet. Les aloses argentées, les anguilles monstrueuses, les brochets nerveux, les perches roses et grises, tombent par masse dans ses filets. Il n’y a qu’à choisir les pièces les plus grasses, et laisser échapper le reste. Jamais un homme des villes, jamais un