Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/680

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gloire de ce monde ! Celui-là qui se connaissait si bien en mérite ; celui-là qui avait recueilli l’héritage de Nicolas Fouquet ; celui-là qui lui avait pris Le Nôtre et Le Brun ; celui-là qui l’avait envoyé pour toute sa vie dans une prison d’État, celui-là se rappelait seulement les pêches de cet ennemi vaincu, étouffé, oublié ! Fouquet avait eu beau jeter trente millions dans ses bassins, dans les creusets de ses statuaires, dans les écritures de ses poëtes, dans les portefeuilles de ses peintres ; il avait cru en vain faire penser à lui. Une pêche éclose vermeille et charnue entre les losanges d’un treillage, sous les langues verdoyantes de ses feuilles aiguës, ce peu de matière végétale qu’un loir croquait sans y penser, suffisait au grand roi pour ressusciter en son souvenir l’ombre lamentable du dernier surintendant de France !

Bien sûr qu’Aramis avait distribué les grandes masses, qu’il avait pris soin de faire garder les portes et préparer les logements, Fouquet ne s’occupait plus que de l’ensemble. Ici, Gourville lui montrait les dispositions du feu d’artifice ; là, Molière le conduisait au théâtre ; et enfin, après avoir visité la chapelle, les salons, les galeries, Fouquet redescendait épuisé, quand il vit Aramis dans l’escalier. Le prélat lui faisait signe.

Le surintendant vint joindre son ami, qui l’arrêta devant un grand tableau terminé à peine. S’escrimant sur cette toile, le peintre Le Brun, couvert de sueur, taché de couleurs, pâle de fatigue et d’inspiration, jetait les derniers coups de sa brosse rapide. C’était ce portrait du roi qu’on attendait, avec l’habit de cérémonie, que Percerin avait daigné faire voir d’avance à l’évêque de Vannes.

Fouquet se plaça devant ce tableau, qui vivait, pour ainsi dire, dans sa chair fraîche et dans sa moite chaleur. Il regarda la figure, calcula le travail, admira, et, ne trouvant pas de récompense qui fût digne de ce travail d’Hercule, il passa ses bras au cou du peintre et l’embrassa. M. le surintendant venait de gâter un habit de mille pistoles, mais il avait reposé Le Brun.

Ce fut un beau moment pour l’artiste, ce fut un douloureux moment pour M. Percerin, qui, lui aussi, marchait derrière Fouquet, et admirait dans la peinture de Le Brun l’habit qu’il avait fait pour Sa Majesté, objet d’art, disait-il, qui n’avait son pareil que dans la garde-robe de M. le surintendant.

Sa douleur et ses cris furent interrompus par le signal qui fut donné du sommet de la maison. Par delà Melun, dans la plaine déjà nue, les sentinelles de Vaux avaient aperçu le cortège du roi et des reines : Sa Majesté entrait dans Melun avec sa longue file de carrosses et de cavaliers.

— Dans une heure, dit Aramis à Fouquet.

— Dans une heure ! répliqua celui-ci en soupirant.

— Et ce peuple qui se demande à quoi servent les fêtes royales ! continua l’évêque de Vannes en riant de son faux rire.

— Hélas ! moi, qui ne suis pas peuple, je me le demande aussi.

— Je vous répondrai dans vingt-quatre heures, Monseigneur. Prenez votre bon visage, car c’est jour de joie.

— Eh bien, croyez-moi, si vous voulez, d’Herblay, dit le surintendant avec expansion, en désignant du doigt le cortège de Louis à l’horizon, il ne m’aime guère, je ne l’aime pas beaucoup, mais je ne sais comment il se fait que, depuis qu’il approche de ma maison…

— Eh bien, quoi ?

— Eh bien, depuis qu’il se rapproche, il m’est plus sacré, il m’est le roi, il m’est presque cher.

— Cher ? Oui, fit Aramis en jouant sur le mot, comme, plus tard, l’abbé Terray avec Louis XV.

— Ne riez pas, d’Herblay ; je sens que, s’il le voulait bien, j’aimerais ce jeune homme.

— Ce n’est pas à moi qu’il faut dire cela, reprit Aramis, c’est à M. Colbert.

— À M. Colbert ! s’écria Fouquet. Pourquoi ?

— Parce qu’il vous fera avoir une pension sur la cassette du roi, quand il sera surintendant.

Ce trait lancé, Aramis salua.

— Où allez-vous donc ? reprit Fouquet, devenu sombre.

— Chez moi, pour changer d’habits, Monseigneur.

— Où vous êtes-vous logé, d’Herblay ?

— Dans la chambre bleue du deuxième étage.

— Celle qui donne au-dessus de la chambre du roi ?

— Précisément.

— Quelle sujétion vous avez prise là ? Se condamner à ne pas remuer !

— Toute la nuit, Monseigneur, je dors ou je lis dans mon lit.

— Et vos gens ?

— Oh ! je n’ai qu’une personne avec moi.

— Si peu !

— Mon lecteur me suffit. Adieu, Monseigneur ; ne vous fatiguez pas trop. Conservez-vous frais pour l’arrivée du roi.

— On vous verra ? on verra votre ami du Vallon ?

— Je l’ai logé près de moi. Il s’habille.

Et Fouquet, saluant de la tête et du sourire, passa comme un général en chef qui visite des avant-postes, quand on lui a signalé l’ennemi.


CCXVIII

LE VIN DE MELUN


Le roi était entré effectivement dans Melun avec l’intention de traverser seulement la ville. Le jeune monarque avait soif de plaisirs. Durant tout le voyage, il n’avait aperçu que deux fois La Vallière, et, devinant qu’il ne pourrait lui parler que la nuit, dans les jardins, après la cérémonie, il avait hâte de prendre ses logements à Vaux. Mais il comptait sans son capitaine des mousquetaires et aussi sans M. Colbert.

Semblable à Calypso, qui ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse, notre Gascon ne pouvait se consoler de n’avoir pas deviné pourquoi Aramis faisait demander à Percerin l’exhibition des habits neufs du roi.