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tivité du corps n’avait pas encore réussi à surmonter celle de l’esprit. Tout ce qu’il y a de colères rugissantes, de douleurs aux dents aiguës, de menaces mortelles, se tordait, et mordait, et grondait dans la pensée du prélat vaincu.

Sa physionomie offrait les traces bien visibles de ce rude combat. Libre, sur le grand chemin, de s’abandonner au moins aux impressions du moment, Aramis ne se privait pas de blasphémer à chaque écart du cheval, à chaque inégalité de la route. Pâle, parfois inondé de sueurs bouillantes, tantôt sec et glacé, il battait les chevaux et leur ensanglantait les flancs.

Porthos en gémissait, lui dont le défaut dominant n’était pas la sensibilité. Ainsi coururent-ils pendant huit grandes heures, et ils arrivèrent à Orléans.

Il était quatre heures de l’après-midi. Aramis, en interrogeant ses souvenirs, pensa que rien ne démontrait la poursuite possible.

Il eût été sans exemple qu’une troupe capable de prendre Porthos et lui fût fournie de relais suffisants pour faire quarante lieues en huit heures. Ainsi, en admettant la poursuite, ce qui n’était pas manifeste, les fuyards avaient cinq bonnes heures d’avance sur les poursuivants.

Aramis pensa que se reposer n’était pas imprudence, mais que continuer était un coup de partie. En effet, vingt lieues de plus fournies avec cette rapidité, vingt lieues dévorées, et nul, pas même d’Artagnan, ne pourrait rattraper les ennemis du roi.

Aramis fit donc à Porthos le chagrin de remonter à cheval. On courut jusqu’à sept heures du soir ; on n’avait plus qu’une poste pour arriver à Blois.

Mais, là, un contretemps diabolique vint alarmer Aramis. Les chevaux manquaient à la poste.

Le prélat se demanda par quelle machination infernale ses ennemis étaient arrivés à lui ôter le moyen d’aller plus loin, lui qui ne reconnaissait pas le hasard pour un dieu, lui qui trouvait à tout résultat sa cause ; il aimait mieux croire que le refus du maître de poste, à une pareille heure, dans un pareil pays, était la suite d’un ordre émané de haut ; ordre donné en vue d’arrêter court le faiseur de majesté dans sa fuite.

Mais, au moment où il allait s’emporter pour avoir, soit une explication, soit un cheval, une idée lui vint. Il se rappela que le comte de La Fère logeait dans les environs.

— Je ne voyage pas, dit-il, et je ne fais pas poste entière. Donnez-moi deux chevaux pour aller rendre visite à un seigneur de mes amis qui habite près d’ici.

— Quel seigneur ? demanda le maître de poste.

— M. le comte de La Fère.

— Oh ! répondit cet homme en se découvrant avec respect, un digne seigneur. Mais, quel que soit mon désir de lui être agréable, je ne puis vous donner deux chevaux ; tous ceux de ma poste sont retenus par M. le duc de Beaufort.

— Ah ! fit Aramis désappointé.

— Seulement, continua le maître de poste, s’il vous plaît de monter dans un petit chariot que j’ai, j’y ferai mettre un vieux cheval aveugle qui n’a plus que des jambes, et qui vous conduira chez M. le comte de La Fère.

— Cela vaut un louis, dit Aramis.

— Non, Monsieur, cela ne vaut jamais qu’un écu ; c’est le prix que me paye M. Grimaud, l’intendant du comte, toutes les fois qu’il se sert de mon chariot, et je ne voudrais pas que M. le comte eût à me reprocher d’avoir fait payer trop cher un de ses amis.

— Ce sera comme il vous plaira, dit Aramis, et surtout comme il plaira au comte de La Fère, que je me garderai bien de désobliger. Vous aurez votre écu ; seulement, j’ai bien le droit de vous donner un louis pour votre idée.

— Sans doute, répliqua le maître tout joyeux.

Et il attela lui-même son vieux cheval à la carriole criarde.

Pendant ce temps-là, Porthos était curieux à voir. Il se figurait avoir découvert le secret ; il ne se sentait pas d’aise : d’abord, parce que la visite chez Athos lui était particulièrement agréable ; ensuite, parce qu’il était dans l’espérance de trouver à la fois un bon lit et un bon souper.

Le maître, ayant fini d’atteler, proposa un de ses valets pour conduire les étrangers à La Fère.

Porthos s’assit dans le fond avec Aramis et lui dit à l’oreille :

— Je comprends.

— Ah ! ah ! répondit Aramis ; et que comprenez-vous, cher ami ?

— Nous allons, de la part du roi, faire quelque grande proposition à Athos.

— Peuh ! fit Aramis.

— Ne me dites rien, ajouta le bon Porthos en essayant de contre-peser assez solidement pour éviter les cahots ; ne me dites rien, je devinerai.

— Eh bien, c’est cela, mon ami, devinez, devinez.

On arriva vers neuf heures du soir chez Athos, par un clair de lune magnifique.

Cette admirable clarté réjouissait Porthos au-delà de toute expression ; mais Aramis s’en montra incommodé à un degré presque égal. Il en témoigna quelque chose à Porthos, qui lui répondit :

— Bien ! je devine encore. La mission est secrète.

Ce furent ses derniers mots en voiture.

Le conducteur les interrompit par ceux-ci :

— Messieurs, vous êtes arrivés.

Porthos et son compagnon descendirent devant la porte du petit château.

C’est là que nous allons retrouver Athos et Bragelonne, disparus tous deux depuis la découverte de l’infidélité de La Vallière.

S’il est un mot plein de vérité, c’est celui-ci : Les grandes douleurs renferment en elles-mêmes le germe de leur consolation.

En effet, cette douloureuse blessure faite à Raoul avait rapproché de lui son père, et Dieu sait si elles étaient douces, les consolations qui coulaient de la bouche éloquente et du cœur généreux d’Athos.

La blessure ne s’était point cicatrisée ; mais Athos, à force de converser avec son fils, à force de mêler un peu de sa vie à lui dans celle du jeune homme, avait fini par lui faire comprendre que cette douleur de la première infidélité est nécessaire à toute existence humaine, et que nul n’a aimé sans la connaître.

Raoul écoutait souvent, il n’entendait pas. Rien ne remplace, dans le cœur vivement épris, le souvenir et la pensée de l’objet aimé. Raoul répondait alors à son père :

— Monsieur, tout ce que vous me dites est vrai ; je crois que nul n’a autant souffert que vous par le cœur ; mais vous êtes un homme trop grand par l’intelligence, trop éprouvé par les malheurs, pour ne pas permettre la faiblesse au soldat qui souffre pour la première fois. Je paye un tribut que je ne payerai pas deux fois ;