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capitaine, sautant à terre comme un jeune homme, vint prendre dans ses deux bras les deux têtes chéries d’Athos et de Raoul.

Il les tint longtemps embrassés sans dire un mot, sans laisser échapper un soupir qui brisait sa poitrine. Puis, aussi rapidement qu’il était venu, il repartit en appuyant les deux éperons aux flancs du cheval furieux.

— Hélas ! dit le comte tout bas, hélas !

— Mauvais présage ! se disait de son côté d’Artagnan en regagnant le temps perdu. Je n’ai pu leur sourire. Mauvais présage !

Le lendemain, Grimaud était remis sur pied. Le service commandé par M. de Beaufort s’accomplissait heureusement. La flottille, dirigée sur Toulon par les soins de Raoul, était partie, traînant après elle, dans de petites nacelles presque invisibles, les femmes et les amis des pêcheurs et des contrebandiers, mis en réquisition pour le service de la flotte.

Le temps si court qui restait au père et au fils pour vivre ensemble semblait avoir doublé de rapidité, comme s’accroît la vitesse de tout ce qui penche à tomber dans le gouffre de l’éternité.

Athos et Raoul revinrent à Toulon, qui s’emplissait du bruit des chariots, du bruit des armures, du bruit des chevaux hennissants. Les trompettes sonnaient leurs marches, les tambours signalaient leur vigueur, les rues regorgeaient de soldats, de valets et de marchands.

Le duc de Beaufort était partout, activant l’embarquement avec le zèle et l’intérêt d’un bon capitaine. Il caressait ses compagnons jusqu’aux plus humbles ; il gourmandait ses lieutenants, même les plus considérables.

Artillerie, provisions, bagages, il voulut tout voir par lui-même ; il examina l’équipement de chaque soldat, s’assura de la santé de chaque cheval. On sentait que, léger, vantard, égoïste dans son hôtel, le gentilhomme redevenait soldat, le grand seigneur capitaine, vis-à-vis de la responsabilité qu’il avait acceptée.

Cependant, il faut bien le dire, quelque fût le soin qui présida aux apprêts du départ, on y reconnaissait la précipitation insouciante et l’absence de toute précaution qui font du soldat français le premier soldat du monde, parce qu’il en est le plus abandonné à ses seules ressources physiques et morales.

Toutes choses ayant satisfait ou paru satisfaire l’amiral, il fit à Raoul ses compliments et donna les derniers ordres pour l’appareillage, qui fut fixé au lendemain à la pointe du jour.

Il invita le comte et son fils à dîner avec lui. Ceux-ci prétextèrent quelques nécessités du service et se mirent à l’écart. Gagnant leur hôtellerie, située sous les arbres de la grande place, ils prirent leur repas à la hâte, et Athos conduisit Raoul sur les rochers qui dominent la ville, vastes montagnes grises d’où la vue est infinie, et embrasse un horizon liquide qui semble, tant il est loin, de niveau avec les rochers eux-mêmes.

La nuit était belle comme toujours en ces heureux climats. La lune, se levant derrière les rochers, déroulait comme une nappe argentée sur le tapis bleu de la mer. Dans la rade, manœuvraient silencieusement les vaisseaux qui venaient prendre leur rang pour faciliter l’embarquement.

La mer, chargée de phosphore, s’ouvrait sous les carènes des barques qui transbordaient les bagages et les munitions ; chaque secousse de la proue fouillait ce gouffre de flammes blanches, et de chaque aviron dégouttaient les diamants liquides.

On entendait les marins, joyeux des largesses de l’amiral, murmurer leurs chansons lentes et naïves. Parfois le grincement des chaînes se mêlait au bruit sourd des boulets tombant dans les cales. Ce spectacle et ces harmonies serraient le cœur comme la crainte, et le dilataient comme l’espérance. Toute cette vie sentait la mort.

Athos s’assit avec son fils sur les mousses et les bruyères du promontoire. Autour de leur tête passaient et repassaient les grandes chauves-souris, emportées dans l’effrayant tourbillon de leur chasse aveugle. Les pieds de Raoul dépassaient l’arête de la falaise et baignaient dans ce vide que peuple le vertige et qui provoque au néant.

Quand la lune fut levée en son entier, caressant de sa lumière les pitons voisins ; quand le miroir de l’eau fut illuminé dans toute son étendue, et que les petits feux rouges eurent fait leur trouée dans les masses noires de chaque navire, Athos, rassemblant toutes ses idées, tout son courage, dit à son fils :

— Dieu a fait tout ce que nous voyons, Raoul ; il nous a faits aussi, pauvres atomes mêlés à ce grand univers ; nous brillons comme ces feux et ces étoiles, nous soupirons comme ces flots, nous souffrons comme ces grands navires qui s’usent à creuser la vague, en obéissant au vent qui les pousse vers un but, comme le souffle de Dieu nous pousse vers un port. Tout aime à vivre, Raoul, et tout est beau dans les choses vivantes.

— Monsieur, répliqua le jeune homme, nous avons là, en effet, un beau spectacle.

— Comme d’Artagnan est bon ! interrompit tout de suite Athos, et comme c’est un rare bonheur que de s’être appuyé toute une vie sur un ami comme celui-là ! Voilà ce qui vous a manqué, Raoul.

— Un ami ? s’écria le jeune homme ; j’ai manqué d’un ami, moi !

— M. de Guiche est un charmant compagnon, reprit le comte froidement ; mais je crois qu’au temps où vous vivez, les hommes se préoccupent plus de leurs affaires et de leurs plaisirs que de notre temps. Vous avez cherché la vie isolée ; c’est un bonheur ; mais vous y avez perdu la force. Nous autres quatre, un peu sevrés de ces délicatesses qui font votre joie, nous avons trouvé bien plus de résistance quand paraissait le malheur.

— Je ne vous ai point arrêté, Monsieur, pour dire que j’avais un ami, et que cet ami est M. de Guiche. Certes, il est bon et généreux, pourtant, et il m’aime. J’ai vécu sous la tutelle d’une autre amitié, Monsieur, aussi précieuse, aussi forte que celle dont vous parlez, puisque c’est la vôtre.

— Je n’étais pas un ami pour vous, Raoul, dit Athos.

— Eh ! Monsieur, pourquoi ?

— Parce que je vous ai donné lieu de croire que la vie n’a qu’une face, parce que, triste et sévère, hélas ! j’ai toujours coupé pour vous, sans le vouloir, mon Dieu ! les bourgeons joyeux qui jaillissent incessamment de l’arbre de la jeunesse ; en un mot, parce que, dans le moment où nous sommes, je me repens de ne pas avoir fait de vous un homme très-expansif, très-dissipé, très-bruyant.

— Je sais pourquoi vous me dites cela, Monsieur. Non, vous avez tort, ce n’est pas vous qui m’avez fait ce que je suis ; c’est cet amour qui m’a pris au moment où les enfants n’ont que