Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/749

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— Avez-vous vu l’armée ? demandèrent plusieurs belliqueuses.

— Comme je vous vois, répliqua d’Artagnan.

— Et la flotte ?

— J’ai tout vu.

— Avons-nous des amis par-là ? fit mademoiselle de Tonnay-Charente froidement, mais de manière à attirer l’attention sur ce mot, d’une portée calculée.

— Mais, répliqua d’Artagnan, nous avons M. de La Guillotière, M. de Mouchy, M. de Bragelonne.

La Vallière pâlit.

— M. de Bragelonne ? s’écria la perfide Athénaïs. Eh quoi ! il est parti en guerre… lui ?

Montalais lui marcha sur le pied, mais vainement.

— Savez-vous mon idée ? continua-t-elle sans pitié en s’adressant à d’Artagnan.

— Non, Mademoiselle, et je voudrais bien la savoir.

— Mon idée, c’est que tous les hommes qui vont faire cette guerre sont des désespérés que l’amour a traités mal, et qui vont chercher des noires moins cruelles que ne l’étaient les blanches.

Quelques dames se mirent à rire ; La Vallière perdait son maintien ; Montalais toussait à réveiller un mort.

— Mademoiselle, interrompit d’Artagnan, vous faites erreur quand vous parlez des femmes noires de Djidgelli ; les femmes, là-bas, ne sont pas noires ; il est vrai qu’elles ne sont pas blanches ; elles sont jaunes.

— Jaunes !

— Eh ! n’en dites pas de mal ; je n’ai jamais vu de plus belle couleur à marier avec des yeux noirs et une bouche de corail.

— Tant mieux pour M. de Bragelonne ! fit mademoiselle de Tonnay-Charente avec insistance. Il se dédommagera. Pauvre garçon !

Il se fit un profond silence sur ces paroles.

D’Artagnan eut le temps de réfléchir que les femmes, ces douces colombes, se traitent entre elles beaucoup plus cruellement que les tigres et les ours.

Ce n’était pas assez pour Athénaïs d’avoir fait pâlir La Vallière ; elle voulut la faire rougir.

Reprenant la conversation sans mesure :

— Savez-vous, Louise, dit-elle, que vous voilà un gros péché sur la conscience !

— Quel péché, Mademoiselle ? balbutia l’infortunée en cherchant un appui autour d’elle sans le trouver.

— Eh mais ! poursuivit Athénaïs, ce garçon vous était fiancé. Il vous aimait. Vous l’avez repoussé.

— C’est un droit qu’on a quand on est honnête femme, reprit Montalais d’un air précieux. Lorsqu’on sait ne devoir pas faire le bonheur d’un homme, mieux vaut le repousser.

Louise ne put pas comprendre si elle devait un blâme ou un remercîment à celle qui la défendait ainsi.

— Repousser ! repousser ! c’est fort bon, dit Athénaïs, mais là n’est pas le péché que mademoiselle de La Vallière aurait à se reprocher. Le vrai péché, c’est d’envoyer ce pauvre Bragelonne à la guerre ; à la guerre, où l’on trouve la mort.

Louise passa une main sur son front glacé.

— Et s’il meurt, continua l’impitoyable, vous l’aurez tué : voilà le péché.

Louise, à demi morte elle-même, vint en chancelant prendre le bras du capitaine des mousquetaires, dont le visage trahissait une émotion inaccoutumée.

— Vous aviez à me parler, monsieur d’Artagnan, dit-elle d’une voix altérée par la colère et la douleur. Qu’aviez-vous à me dire ?

D’Artagnan fit plusieurs pas dans la galerie, tenant Louise sous son bras ; puis, lorsqu’ils furent assez loin des autres :

— Ce que j’avais à vous dire, Mademoiselle, répliqua-t-il, mademoiselle de Tonnay-Charente vient de vous l’exprimer brutalement, mais en entier.

Elle poussa un petit cri, et, navrée par cette nouvelle blessure, prit sa course comme ces pauvres oiseaux frappés à mort, qui cherchent l’ombre du hallier pour mourir.

Elle disparut par une porte, au moment où le roi entrait par une autre.

Le premier regard du prince fut pour le siège vide de sa maîtresse ; n’apercevant pas La Vallière, il fronça le sourcil ; mais aussitôt il vit d’Artagnan qui le saluait.

— Ah ! monsieur, dit-il, vous avez fait bonne diligence et je suis content de vous.

C’était l’expression superlative de la satisfaction royale. Bien des hommes devaient se faire tuer pour obtenir ce mot-là du roi.

Les filles d’honneur et les courtisans, qui avaient fait un cercle respectueux autour du roi à son entrée, s’écartèrent en le voyant chercher le secret avec son capitaine de mousquetaires.

Le roi prit les devants et emmena d’Artagnan hors de la salle, après avoir encore une fois cherché des yeux La Vallière, dont il ne comprenait point l’absence.

Une fois hors de la portée des oreilles curieuses :

— Eh bien, dit-il, monsieur d’Artagnan, le prisonnier ?

— Dans sa prison, sire.

— Qu’a-t-il dit en chemin ?

— Rien, sire.

— Qu’a-t-il fait ?

— Il y a eu un moment où le pêcheur à bord duquel je passais à Sainte-Marguerite s’est révolté, et m’a voulu tuer. Le… le prisonnier m’a défendu au lieu d’essayer à s’enfuir.

Le roi pâlit.

— Assez, dit-il.

D’Artagnan s’inclina.

Louis se promena de long en large dans son cabinet.

— Vous étiez à Antibes, dit-il, quand M. de Beaufort y est venu ?

— Non, sire, je partais quand le duc est arrivé.

— Ah !

Nouveau silence.

— Qu’avez-vous vu là-bas ?

— Beaucoup de gens, répliqua d’Artagnan avec froideur.

Le roi vit que d’Artagnan ne voulait pas parler.

— Je vous ai fait venir, monsieur le capitaine, pour vous dire d’aller préparer mes logements à Nantes.

— À Nantes ? s’écria d’Artagnan.

— En Bretagne.

— Oui, sire, en Bretagne. Votre Majesté fait ce long voyage de Nantes ?

— Les États s’y assemblent, répondit le roi. J’ai deux demandes à leur faire ; j’y veux être.

— Quand partirai-je ? dit le capitaine.

— Ce soir… demain… demain au soir, car vous avez besoin de repos.