Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/772

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tentivement son ami, comme pour se convaincre qu’il était dans son bon sens.

— Je vais y aller, mon bon Porthos, continua Aramis de sa voix la plus douce ; je vais faire exécuter ces ordres, si vous n’y allez pas, mon cher ami.

— Mais j’y vais à l’instant même ! dit Porthos, qui alla faire exécuter l’ordre, tout en jetant des regards en arrière pour voir si l’évêque de Vannes ne se trompait point, et si, revenant à des idées plus saines, il ne le rappellerait pas.

L’alarme fut sonnée ; les clairons, les tambours retentirent, la grosse cloche du beffroi s’ébranla.

Aussitôt les digues, les môles se remplirent de curieux, de soldats ; les mèches brillèrent entre les mains des artilleurs, placés derrière les gros canons couchés sur leurs affûts de pierre. Quand chacun fut à son poste, quand les préparatifs de défense furent faits :

— Permettez-moi, Aramis, de chercher à comprendre, murmura timidement Porthos à l’oreille de l’évêque.

— Allez, mon cher, vous ne comprendrez que trop tôt, murmura d’Herblay à cette question de son lieutenant.

— La flotte qui vient là-bas, la flotte qui, voiles déployées, a le cap sur le port de Belle-Isle, est une flotte royale, n’est-il pas vrai ?

— Mais, puisqu’il y a deux rois en France, Porthos, auquel des deux rois cette flotte appartient-elle ?

— Oh ! vous m’ouvrez les yeux, repartit le géant, arrêté par cet argument.

Et Porthos, auquel cette réponse de son ami venait d’ouvrir les yeux, ou plutôt d’épaissir le bandeau qui lui couvrait la vue, se rendit au plus vite dans les batteries pour surveiller son monde et exhorter chacun à faire son devoir.

Cependant Aramis, l’œil toujours fixé à l’horizon, voyait les navires s’approcher. La foule et les soldats, montés sur toutes les sommités et les anfractuosités des rochers, pouvaient distinguer la mâture, puis les basses voiles, puis enfin le corps des chalands, portant à la corne le pavillon royal de France.

Il était nuit close lorsqu’une de ces péniches, dont la présence avait mis si fort en émoi toute la population de Belle-Isle, vint s’embosser à portée de canon de la place.

On vit bientôt, malgré l’obscurité, une sorte d’agitation régner à bord de ce navire, du flanc duquel se détacha un canot, dont trois rameurs, courbés sur les avirons, prirent la direction du port, et, en quelques instants, vinrent atterrir aux pieds du fort.

Le patron de cette yole sauta sur le môle. Il tenait une lettre à la main, l’agitait en l’air et semblait demander à communiquer avec quelqu’un.

Cet homme fut bientôt reconnu par plusieurs soldats pour un des pilotes de l’île. C’était le patron d’une des deux barques conservées par Aramis, et que Porthos, dans son inquiétude sur le sort des pêcheurs disparus depuis deux jours, avait envoyées à la découverte des bateaux perdus.

Il demanda à être conduit à M. d’Herblay.

Deux soldats, sur le signe d’un sergent, le placèrent entre eux et l’escortèrent.

Aramis était sur le quai. L’envoyé se présenta devant l’évêque de Vannes. L’obscurité était presque complète, malgré les flambeaux que portaient à une certaine distance les soldats qui suivaient Aramis dans sa ronde.

— Eh quoi ! Jonathas, de quelle part viens-tu ?

— Monseigneur, de la part de ceux qui m’ont pris.

— Qui t’a pris ?

— Vous savez, Monseigneur, que nous étions partis à la recherche de nos camarades ?

— Oui. Après ?

— Eh bien, Monseigneur, à une petite lieue, nous avons été capturés par un chasse-marée du roi.

— De quel roi ? fit Porthos.

Jonathas ouvrit de grands yeux.

— Parle, continua l’évêque.

— Nous fûmes donc capturés, Monseigneur, et réunis à ceux qui avaient été pris hier au matin.

— Qu’est-ce que cette manie de vous prendre tous ? interrompit Porthos.

— Monsieur, pour nous empêcher de vous le dire, répliqua Jonathas.

Porthos à son tour ne comprit pas.

— Et on vous relâche aujourd’hui ? demanda-t-il.

— Pour que je vous dise, Monsieur, qu’on nous avait pris.

— De plus en plus trouble, pensa l’honnête Porthos.

Aramis, pendant ce temps, réfléchissait.

— Voyons, dit-il, une flotte royale bloque donc les côtes ?

— Oui, Monseigneur.

— Qui la commande ?

— Le capitaine des mousquetaires du roi.

— D’Artagnan ?

— D’Artagnan ! dit Porthos.

— Je crois que c’est ce nom-là.

— Et c’est lui qui t’a remis cette lettre ?

— Oui, Monseigneur.

— Approchez les flambeaux.

— C’est son écriture, dit Porthos.

Aramis lut vivement les lignes suivantes :

« Ordre du roi de prendre Belle-Isle ;

« Ordre de passer au fil de l’épée la garnison, si elle résiste ;

« Ordre de faire prisonniers tous les hommes de la garnison.

« Signé : d’Artagnan, qui, avant-hier, a arrêté M. Fouquet pour l’envoyer à la Bastille. »

Aramis pâlit et froissa le papier en ses mains.

— Quoi donc ? demanda Porthos.

— Rien, mon ami ! rien !

— Dis-moi, Jonathas ?

— Monseigneur !

— As-tu parlé à M. d’Artagnan ?

— Oui, Monseigneur.

— Que t’a-t-il dit ?

— Que, pour des informations plus amples, il causerait avec Monseigneur.

— Où cela ?

— À son bord.

— À son bord ?

Porthos répéta :

— À son bord ?

— M. le mousquetaire, continua Jonathas, m’a dit de vous prendre tous deux, vous et monsieur l’ingénieur, dans mon canot, et de vous mener à lui.

— Allons-y, dit Porthos. Ce cher d’Artagnan !

Aramis l’arrêta.

— Êtes-vous fou ? s’écria-t-il. Qui vous dit que ce n’est pas un piège ?

— De l’autre roi ? riposta Porthos avec mystère.

— Un piège enfin ! C’est tout dire, mon ami.