Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/91

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— C’est cela. Eh bien, j’habite la première ; deux faiseurs de filets l’occupent avec moi ; c’est leur barque qui m’a mis à terre.

— Mais votre bâtiment à vous, Monsieur ?

— Mon bâtiment est à l’ancre à un quart de mille en mer et m’attend.

— Vous ne comptez cependant point partir tout de suite ?

— Milord, j’essaierai encore une fois de convaincre Votre Honneur.

— Vous n’y parviendrez pas, répliqua Monck ; mais il importe que vous quittiez Newcastle sans y laisser de votre passage le moindre soupçon qui puisse nuire à vous ou à moi. Demain, mes officiers pensent que Lambert m’attaquera. Moi, je garantis, au contraire, qu’il ne bougera point ; c’est à mes yeux impossible. Lambert conduit une armée sans principes homogènes, et il n’y a pas d’armée possible avec de pareils éléments. Moi, j’ai instruit mes soldats à subordonner mon autorité à une autorité supérieure, ce qui fait qu’après moi, autour de moi, au-dessus de moi, ils tentent encore quelque chose. Il en résulte que, moi mort, ce qui peut arriver, mon armée ne se démoralisera pas tout de suite ; il en résulte que, s’il me plaisait de m’absenter, par exemple, comme cela me plaît quelquefois, il n’y aurait pas dans mon camp l’ombre d’une inquiétude ou d’un désordre. Je suis l’aimant, la force sympathique et naturelle des Anglais. Tous ces fers éparpillés qu’on enverra contre moi, je les attirerai à moi. Lambert commande en ce moment dix-huit mille déserteurs ; mais je n’ai point parlé de cela à mes officiers, vous le sentez bien. Rien n’est plus utile à une armée que le sentiment d’une bataille prochaine : tout le monde demeure éveillé, tout le monde se garde. Je vous dis cela à vous pour que vous viviez en toute sécurité. Ne vous hâtez donc pas de repasser la mer : d’ici à huit jours, il y aura quelque chose de nouveau, soit la bataille, soit l’accommodement. Alors, comme vous m’avez jugé honnête homme et confié votre secret, et que j’ai à vous remercier de cette confiance, j’irai vous faire visite ou vous manderai. Ne partez donc pas avant mon avis, je vous en réitère l’invitation.

— Je vous le promets, général, s’écria Athos, transporté d’une joie si grande que, malgré toute sa circonspection, il ne put s’empêcher de laisser jaillir une étincelle de ses yeux.

Monck surprit cette flamme et l’éteignit aussitôt par un de ces muets sourires qui rompaient toujours chez ses interlocuteurs le chemin qu’ils croyaient avoir fait dans son esprit.

— Ainsi, milord, dit Athos, c’est huit jours que vous me fixez pour délai ?

— Huit jours, oui, Monsieur.

— Et pendant ces huit jours, que ferai-je ?

— S’il y a bataille, tenez-vous loin, je vous prie. Je sais les Français curieux de ces sortes de divertissements ; vous voudriez voir comment nous nous battons, et vous pourriez recueillir quelque balle égarée ; nos Écossais tirent fort mal, et je ne veux pas qu’un digne gentilhomme tel que vous regagne, blessé, la terre de France. Je ne veux pas enfin être obligé de renvoyer moi-même à votre prince son million laissé par vous ; car alors on dirait, et cela avec quelque raison, que je paie le prétendant pour qu’il guerroie contre le parlement. Allez donc, Monsieur, et qu’il soit fait entre nous comme il est convenu.

— Ah ! milord, dit Athos, quelle joie ce serait pour moi d’avoir pénétré le premier dans le noble cœur qui bat sous ce manteau.

— Vous croyez donc décidément que j’ai des secrets, dit Monck sans changer l’expression demi-enjouée de son visage. Eh ! Monsieur, quel secret voulez-vous donc qu’il y ait dans la tête creuse d’un soldat ? Mais il se fait tard, et voici notre falot qui s’éteint, rappelons notre homme. Holà ! cria Monck en français ; et s’approchant de l’escalier : Holà, pêcheur !

Le pêcheur, engourdi par la fraîcheur de la nuit, répondit d’une voix enrouée en demandant quelle chose on lui voulait.

— Va jusqu’au poste, dit Monck, et ordonne au sergent, de la part du général Monck, de venir sur-le-champ.

C’était une commission facile à remplir, car le sergent, intrigué de la présence du général en cette abbaye déserte, s’était approché peu à peu, et n’était qu’à quelques pas du pêcheur.

L’ordre du général parvint donc directement jusqu’à lui, et il accourut.

— Prends un cheval et deux hommes, dit Monck.

— Un cheval et deux hommes ? répéta le sergent.

— Oui, reprit Monck. As-tu un moyen de te procurer un cheval avec un bât ou des paniers ?

— Sans doute, à cent pas d’ici, au camp des Écossais.

— Bien.

— Que ferai-je du cheval, général ?

— Regarde.

Le sergent descendit les trois ou quatre marches qui le séparaient de Monck et apparut sous la voûte.

— Tu vois, lui dit Monck, où est ce gentilhomme ?

— Oui, mon général.

— Tu vois ces deux barils ?

— Parfaitement.

— Ce sont deux barils contenant, l’un de la poudre, l’autre des balles ; je voudrais faire transporter ces barils dans le petit bourg qui est au bord de la rivière, et que je compte faire occuper demain par deux cents mousquets. Tu comprends que la commission est secrète, car c’est un mouvement qui peut décider du gain de la bataille.

— Oh ! mon général, murmura le sergent.

— Bien ! Fais donc attacher ces deux barils sur le cheval, et qu’on les escorte, deux hommes et toi, jusqu’à la maison de ce gentilhomme, qui est mon ami ; mais tu comprends, que nul ne le sache.

— Je passerais par le marais si je connaissais un chemin, dit le sergent.

— J’en connais un, moi, dit Athos ; il n’est pas large, mais il est solide, ayant été fait sur pilotis, et avec de la précaution nous arriverons.