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Et dans son enthousiasme, il frappait sur le Saint-Chrysostome in-folio qui faisait plier la table sous son poids.

D’Artagnan frémit.

— Certes, dit Aramis, je rends justice aux beautés de cette thèse, mais en même temps je la reconnais écrasante pour moi. J’avais choisi ce texte ; dites-moi, cher d’Artagnan, s’il n’est point de votre goût : Non inutile est desiderium in oblatione, ou mieux encore : Un peu de regret ne messied pas dans une offrande au Seigneur.

— Halte-là ! s’écria le jésuite, car cette thèse frise l’hérésie ; il y a une proposition presque semblable dans l’Augustinus de l’hérésiarque Jansénius, dont tôt ou tard le livre sera brûlé par les mains du bourreau. Prenez garde, mon jeune ami, vous penchez vers les fausses doctrines, mon jeune ami ; prenez garde, vous vous perdrez.

— Vous vous perdrez, dit le curé en secouant douloureusement la tête.

— Vous touchez à ce fameux point du libre arbitre, qui est un écueil mortel. Vous abordez de front les insinuations des Pélagiens et des semi-Pélagiens.

— Mais, mon révérend, reprit Aramis, quelque peu abasourdi de la grêle d’arguments qui lui tombait sur la tête…

— Comment prouverez-vous, continua le jésuite sans lui donner le temps de parler, que l’on doit regretter le monde lorsqu’on s’offre à Dieu ? Écoutez ce dilemme : Dieu est Dieu, et le monde est le diable. Regretter le monde, c’est regretter le diable ; voilà ma conclusion.

— C’est la mienne aussi, dit le curé.

— Mais, de grâce, dit Aramis…

Desideras diabolum, infortuné ! s’écria le jésuite.

— Il regrette le diable ! Ah ! mon jeune ami, reprit le curé en gémissant, ne regrettez pas le diable, c’est moi qui vous en supplie.

D’Artagnan tournait à l’idiotisme ; il lui semblait être dans une maison de fous, et qu’il allait devenir fou comme ceux qu’il voyait. Seulement, il était forcé de se taire, ne comprenant point la langue qui se parlait devant lui.

— Mais écoutez-moi donc, reprit Aramis avec une politesse sous laquelle commençait à percer un peu d’impatience, je ne dis pas que je regrette ; non, je ne prononcerai jamais cette phrase, qui ne serait pas orthodoxe…

Le jésuite leva les bras au ciel, et le curé en fit autant.

— Non, mais convenez au moins qu’on a mauvaise grâce de n’offrir au Seigneur que ce dont on est parfaitement dégoûté. Ai-je raison, d’Artagnan ?

— Je le crois pardieu bien ! s’écria celui-ci.

Le curé et le jésuite firent un bond sur leur chaise.

— Voici mon point de départ ; c’est un syllogisme : le monde ne manque pas d’attraits, je quitte le monde, donc je fais un sacrifice ; or, l’Écriture dit positivement : Faites un sacrifice au Seigneur.

— Cela est vrai, dirent les antagonistes.

— Et puis, continua Aramis en se pinçant l’oreille pour la rendre rouge, comme il se secouait les mains pour les rendre blanches, et puis j’ai fait certain rondeau là-dessus que je communiquai à M. Voiture l’an passé, et duquel ce grand homme m’a fait mille compliments.