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des douleurs tellement insupportables, qu’il pâlit et chancela. D’Artagnan, qui, dans la prévision de cet accident, ne l’avait pas perdu des yeux, s’élança vers lui, le retint dans ses bras et le conduisit à sa chambre.

— C’est bien, mon cher Aramis ; soignez-vous, dit-il, j’irai seul à la recherche d’Athos.

— Vous êtes un homme d’airain, lui dit Aramis.

— Non, j’ai du bonheur, voilà tout ; mais comment allez-vous vivre en m’attendant ? plus de thèse, plus de glose sur les doigts, et les bénédictions, hein !

Aramis sourit.

— Je ferai des vers, dit-il.

— Oui, des vers parfumés à l’odeur du billet de la suivante de Mme de Chevreuse. Enseignez donc la prosodie à Bazin, cela le consolera ; quant au cheval, montez-le tous les jours un peu, et cela vous habituera aux manœuvres.

— Oh ! quant à cela, soyez tranquille, dit Aramis, vous me retrouverez prêt à vous suivre.

Ils se dirent adieu, et dix minutes après, d’Artagnan, après avoir recommandé son ami à Bazin et à l’hôtesse, trottait dans la direction d’Amiens.

Comment allait-il retrouver Athos, et même le retrouverait-il ?

La position dans laquelle il l’avait laissé était critique ; et ce dernier pouvait bien avoir succombé. Cette idée assombrit le front de d’Artagnan et lui fit formuler tout bas quelques serments de vengeance. De tous ses amis, Athos était le plus âgé, et partant le moins rapproché en apparence de ses goûts et de ses sympathies. Cependant, il avait pour ce gentilhomme une préférence marquée. L’air noble et distingué d’Athos, ces éclairs de grandeur qui jaillissaient de temps en temps de l’ombre où il se tenait volontairement enfermé, cette inaltérable égalité d’humeur qui en faisait le plus facile compagnon de la terre, cette gaîté forcée et mordante, cette bravoure qu’on eût appelée aveugle si elle n’eût été le résultat du plus rare sang-froid, tant de qualités attiraient plus que l’estime, plus que l’amitié de d’Artagnan, elles attiraient son admiration.

En effet, considéré même auprès de M. de Tréville, l’élégant et noble courtisan, Athos, dans ses jours de belle humeur, pouvait soutenir avantageusement la comparaison ; il était de taille moyenne, mais cette taille était si admirablement prise et si bien proportionnée, que plus d’une fois, dans ses luttes avec Porthos il avait fait plier le géant dont la force physique était devenue proverbiale parmi les mousquetaires ; sa tête aux yeux perçants, au nez aquilin, au menton dessiné comme celui de Brutus, avait un caractère indéfinissable de grandeur et de grâce ; ses mains, dont il ne prenait aucun soin, faisaient le désespoir d’Aramis, qui cultivait les siennes à grand renfort de pâte d’amandes et d’huile parfumée ; le son de sa voix était pénétrant et mélodieux tout à la fois, et puis ce qu’il y avait d’indéfinissable dans Athos, qui se faisait toujours obscur et petit, c’était cette science délicate du monde et des usages de la plus brillante société, cette habitude de bonne maison qui perçait comme à son insu dans ses moindres actions.

S’agissait-il d’un repas, Athos l’ordonnait mieux qu’aucun homme du monde, plaçant chaque convive à la place et au rang que lui avaient faits ses ancêtres ou qu’il s’était faits lui-même. S’agissait-il de science héraldique, Athos connaissait