Page:Dumas - Les Trois Mousquetaires - 1849.pdf/315

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

serait impolitique de ne pas se rendre à une invitation si positive. Milady, en ne me voyant pas revenir, ne comprendrait rien à l’interruption de mes visites, elle pourrait se douter de quelque chose, et qui peut dire jusqu’où irait la vengeance d’une femme de cette trempe ?

— Oh ! mon Dieu ! dit Ketty, vous savez présenter les choses de façon que vous avez toujours raison. Mais vous allez encore lui faire la cour, et si cette fois vous alliez lui plaire sous votre véritable nom et votre vrai visage, ce serait bien pis que la première fois !

L’instinct faisait deviner à la pauvre fille une partie de ce qui allait arriver.

D’Artagnan la rassura du mieux qu’il put et lui promit de rester insensible aux séductions de milady.

Il lui fit répondre qu’il était on ne peut plus reconnaissant de ses bontés et qu’il se rendrait à ses ordres ; mais il n’osa lui écrire, de peur de ne pouvoir, à des yeux aussi exercés que ceux de milady, déguiser suffisamment son écriture.

À neuf heures sonnant, d’Artagnan était place Royale. Il était évident que les domestiques qui attendaient dans l’antichambre étaient prévenus, car aussitôt qu’il parut, avant même qu’il eût demandé si milady était visible, un d’eux courut l’annoncer.

— Faites entrer, dit milady d’une voix brève, mais si perçante que d’Artagnan l’entendit de l’antichambre.

— Je n’y suis pour personne, dit milady ; entendez-vous ? pour personne.

Le laquais sortit.

D’Artagnan jeta un regard curieux sur milady : elle était pâle et avait les yeux fatigués, soit par les larmes, soit par l’insomnie. On avait avec intention diminué le nombre habituel des lumières, et cependant la jeune femme ne pouvait arriver à cacher les traces de la fièvre qui l’avait dévorée depuis deux jours.

D’Artagnan s’approcha d’elle avec sa galanterie ordinaire ; elle fit alors un effort suprême pour le recevoir, mais jamais physionomie plus bouleversée ne démentit sourire plus aimable.

Aux questions que d’Artagnan lui fit sur sa santé :

— Mauvaise, répondit-elle, très mauvaise.

— Mais alors, dit d’Artagnan, je suis indiscret, vous avez besoin de repos sans doute, et je vais me retirer.

— Non pas, dit milady, au contraire, restez, M. d’Artagnan ; votre aimable compagnie me distraira.

— Elle n’a jamais été si charmante, pensa d’Artagnan ; défions-nous.

Milady prit l’air le plus affectueux qu’elle pût prendre, et donna tout l’éclat possible à sa conversation. En même temps cette fièvre, qui l’avait abandonnée un instant, revenait rendre l’éclat à ses yeux, le coloris à ses joues, le carmin à ses lèvres. D’Artagnan retrouva la Circé qui l’avait déjà enveloppé de ses enchantements. Son amour, qu’il croyait éteint et qui n’était qu’assoupi, se réveilla dans son cœur. Milady souriait, et d’Artagnan comprit qu’il se damnerait pour ce sourire.

Il y eut un moment où il sentit quelque chose comme un remords de ce qu’il avait fait contre elle.

Peu à peu milady devint plus communicative. Elle demanda à d’Artagnan s’il avait un amour au cœur.