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— Voyons-le, dit milady.

— Pour quoi faire ?

— Sur l’honneur, je vous le rends à l’instant même. Vous le poserez sur cette table et vous resterez entre lui et moi.

Felton tendit l’arme à milady, qui en examina attentivement la trempe et qui en essaya la pointe sur le bout de son doigt.

— Bien, dit-elle en rendant le couteau au jeune officier… Celui-ci est en bel et bon acier… Vous êtes un fidèle ami, Felton.

Felton reprit l’arme et la posa sur la table, comme il venait d’être convenu avec sa prisonnière.

Milady le suivit des yeux et fit un geste de satisfaction.

— Maintenant, dit-elle, écoutez-moi.

La recommandation était inutile : le jeune officier se tenait debout devant elle, attendant ses paroles pour les dévorer.

— Felton, dit milady avec une solennité pleine de mélancolie, Felton, si votre sœur, la fille de votre père, vous disait : « Jeune encore, assez belle par malheur, on m’a fait tomber dans un piège ; j’ai résisté : on a multiplié autour de moi les embûches, les violences ; j’ai résisté : on a blasphémé la religion que je sers, le Dieu que j’adore, parce que j’appelais à mon secours ce Dieu et cette religion ; j’ai résisté : alors on m’a prodigué les outrages, et comme on ne pouvait perdre mon âme, on a voulu à tout jamais flétrir mon corps ; enfin…

Milady s’arrêta, et un sourire amer passa sur ses lèvres.

— Enfin, dit Felton, enfin qu’a-t-on fait ?

— Enfin, un soir, on résolut de paralyser cette résistance qu’on ne pouvait vaincre ; un soir, on mêla à mon eau un narcotique puissant ; à peine eus-je achevé mon repas, que je me sentis tomber peu à peu dans une torpeur inconnue ; quoique je fusse sans défiance, une crainte vague me saisit et j’essayai de lutter contre le sommeil ; je me levai ; je voulus courir à la fenêtre, appeler au secours, mais mes jambes refusèrent de me porter ; il me semblait que le plafond s’abaissait sur ma tête et m’écrasait de son poids ; je tendis les bras, j’essayai de parler, je ne pus que pousser des sons inarticulés ; un engourdissement irrésistible s’empara de moi, je me retins à un fauteuil, sentant que j’allais tomber, mais bientôt cet appui fut insuffisant pour mes bras débiles, je tombai sur un genou, puis sur les deux ; je voulus crier, ma langue était glacée. Dieu ne me vit ni ne m’entendit sans doute, et je glissai sur le parquet, en proie à un sommeil qui ressemblait à la mort.

« De tout ce qui se passa dans ce sommeil et du temps qui s’écoula pendant sa durée, je n’eus aucun souvenir ; la seule chose que je me rappelle, c’est que je me réveillai couchée dans une chambre ronde, dont l’ameublement était somptueux, et dans laquelle le jour ne pénétrait que par une ouverture au plafond. Du reste, aucune porte ne semblait y donner entrée : on eût dit une magnifique prison.

« Je fus longtemps à pouvoir me rendre compte du lieu où je me trouvais et de tous les détails que je rapporte ; mon esprit semblait lutter inutilement pour secouer les pesantes ténèbres de ce sommeil auquel je ne pouvais m’arracher ; j’avais des perceptions vagues d’un espace parcouru, du roulement d’une voiture,