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toute particulière, et que l’on appelait Grimaud. Il était fort silencieux, ce digne seigneur. Nous parlons d’Athos, bien entendu. Depuis cinq ou six ans qu’il vivait dans la plus profonde intimité avec ses compagnons Porthos et Aramis, ceux-ci se rappelaient l’avoir vu sourire souvent, mais jamais ils ne l’avaient entendu rire. Ses paroles étaient brèves et expressives, disant toujours ce qu’elles voulaient dire, rien de plus ; pas d’enjolivements, pas de broderies, pas d’arabesques. Sa conversation était un fait sans aucun épisode.

Quoique Athos eût à peine trente ans et fût d’une grande beauté de corps et d’esprit, personne ne lui connaissait de maîtresse. Jamais il ne parlait de femmes. Seulement il n’empêchait pas qu’on en parlât devant lui, quoiqu’il fût facile de voir que ce genre de conversation, auquel il ne se mêlait que par des mots amers et des aperçus misanthropiques, lui était parfaitement désagréable. Sa réserve, sa sauvagerie et son mutisme en faisaient presque un vieillard ; il avait donc, pour ne point déroger à ses habitudes, habitué Grimaud à lui obéir sur un simple geste ou sur un simple mouvement des lèvres. Il ne lui parlait que dans des circonstances suprêmes. Quelquefois Grimaud, qui craignait son maître comme le feu, tout en ayant pour sa personne un grand attachement et pour son génie une grande vénération, croyait avoir parfaitement compris ce qu’il désirait, s’élançait pour exécuter l’ordre reçu, et faisait précisément le contraire. Alors Athos haussait les épaules, et, sans se mettre en colère, rossait Grimaud. Ces jours-là, il parlait un peu.

Porthos, comme on a pu le voir, avait un caractère tout opposé à celui d’Athos : non seulement il parlait beaucoup, mais il parlait haut ; peu lui importait au reste, il faut lui rendre cette justice, qu’on l’écoutât ou non : il parlait pour le plaisir de parler et pour le plaisir de s’entendre ; il parlait de toutes choses, excepté de sciences, excipant à cet endroit de la haine invétérée que depuis son enfance il portait, disait-il, aux savants. Il avait moins grand air qu’Athos, et le sentiment de son infériorité à ce sujet l’avait, dans le commencement de leur liaison, rendu souvent injuste pour ce gentilhomme, qu’il s’était alors efforcé de dépasser par ses splendides toilettes. Mais, avec sa simple casaque de mousquetaire et rien que par la façon dont il rejetait la tête en arrière et avançait le pied, Athos prenait à l’instant même la place qui lui était due et reléguait le fastueux Porthos au second rang. Porthos s’en consolait en remplissant l’antichambre de M. de Tréville du bruit de ses bonnes fortunes, dont Athos ne parlait jamais, et pour le moment, après avoir passé de la noblesse de robe à la noblesse d’épée, de la robine à la baronne, il n’était question de rien de moins pour Porthos que d’une princesse étrangère qui lui voulait un bien énorme.

Un vieux proverbe dit : « Tel maître, tel valet. » Passons donc du valet d’Athos au valet de Porthos, de Grimaud à Mousqueton.

Mousqueton était un Normand dont son maître avait changé le nom pacifique de Boniface en celui infiniment plus sonore et plus belliqueux de Mousqueton. Il était entré au service de Porthos à la condition qu’il serait habillé et logé seulement, mais d’une façon magnifique ; il ne réclamait que deux heures par jour pour les consacrer à une industrie qui devait suffire à pourvoir à ses autres besoins. Porthos avait accepté le marché ; la chose lui allait à merveille. Il faisait tailler à Mousqueton des pourpoints dans ses vieux habits et dans ses manteaux