Page:Dumas - Les Trois Mousquetaires - 1849.pdf/90

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

yeux bleus, ayant le nez légèrement retroussé, des dents admirables, un teint marbré de rose et d’opale. Là cependant s’arrêtaient les signes qui pouvaient la faire confondre avec une grande dame. Les mains étaient blanches, mais sans finesse ; les pieds n’annonçaient pas la femme de qualité. Heureusement d’Artagnan n’en était pas encore à se préoccuper de ces détails.

Tandis que d’Artagnan examinait Mme Bonacieux, et en était aux pieds, comme nous l’avons dit, il vit à terre un fin mouchoir de batiste, qu’il ramassa, selon son habitude, et au coin duquel il reconnut le même chiffre qu’il avait vu au mouchoir qui avait failli lui faire couper la gorge avec Aramis.

Depuis ce temps d’Artagnan se méfiait des mouchoirs armoriés ; il remit donc sans rien dire celui qu’il avait ramassé dans la poche de Mme Bonacieux.

En ce moment Mme Bonacieux reprenait ses sens. Elle ouvrit les yeux, regarda avec terreur autour d’elle, vit que l’appartement était vide, et qu’elle était seule avec son libérateur. Elle lui tendit aussitôt les mains en souriant. — Mme Bonacieux avait le plus charmant sourire du monde.

— Ah ! monsieur, dit-elle, c’est vous qui m’avez sauvée ; permettez-moi que je vous remercie.

— Madame, dit d’Artagnan, je n’ai fait que ce que tout gentilhomme eût fait à ma place ; vous ne me devez donc aucun remercîment.

— Si fait, monsieur, si fait, et j’espère vous prouver que vous n’avez pas rendu service à une ingrate. Mais que me voulaient donc ces hommes, que j’ai pris d’abord pour des voleurs, et pourquoi M. Bonacieux n’est-il point ici ?

— Madame, ces hommes étaient bien autrement dangereux que ne pourraient être des voleurs, car ce sont des agents de M. le cardinal ; et quant à votre mari, M. Bonacieux, il n’est point ici parce qu’hier on est venu le prendre pour le conduire à la Bastille.

— Mon mari à la Bastille ! s’écria Mme Bonacieux ; oh ! mon Dieu ! qu’a-t-il donc fait, pauvre cher homme ! lui l’innocence même !

Et quelque chose comme un sourire perçait sur la figure encore effrayée de la jeune femme.

— Ce qu’il a fait, madame ? dit d’Artagnan. Je crois que son seul crime est d’avoir à la fois le bonheur et le malheur d’être votre mari.

— Mais, monsieur, vous savez donc…

— Je sais que vous avez été enlevée, madame.

— Et par qui ? Le savez-vous ? Oh ! si vous le savez, dites-le-moi.

— Par un homme de quarante à quarante-cinq ans, aux cheveux noirs, au teint basané, avec une cicatrice à la tempe gauche.

— C’est cela, c’est cela ; mais son nom ?

— Ah ! son nom ? C’est ce que j’ignore.

— Et mon mari savait-il que j’avais été enlevée ?

— Il en avait été prévenu par une lettre que lui avait écrite le ravisseur lui-même.

— Et soupçonne-t-il, demanda Mme Bonacieux avec embarras, la cause de cet événement ?

— Il l’attribuait, je crois, à une cause politique.