Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/177

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était glacée. Scarron était en sueur, le froid le saisit, et en atteignant l’autre rive, il était perclus.

On avait alors essayé, par tous les moyens connus de lui rendre l’usage de ses membres ; on l’avait tant fait souffrir du traitement, qu’il avait renvoyé tous les médecins en déclarant qu’il préférait de beaucoup la maladie, puis il était revenu à Paris, où déjà sa réputation d’homme d’esprit était établie. Là il s’était fait confectionner une chaise de son invention, et comme un jour, dans cette chaise, il faisait une visite à la reine Anne d’Autriche, celle-ci, charmée de son esprit, lui avait demandé s’il ne désirait pas quelque titre.

— Oui, Votre Majesté, il en est un que j’ambitionne fort, avait répondu Scarron.

— Et lequel ? avait demandé Anne d’Autriche.

— Celui de votre malade, répondit l’abbé.

Et Scarron avait été nommé malade de la reine avec une pension de quinze cents livres.

À partir de ce moment, n’ayant plus d’inquiétude sur l’avenir, Scarron avait mené joyeuse vie, mangeant le fonds et le revenu. Un jour cependant, un émissaire du cardinal lui avait donné à entendre qu’il avait tort de recevoir M. le coadjuteur.

— Et pourquoi cela ? avait demandé Scarron ; n’est-ce donc point un homme de naissance ?

— Si fait, pardieu !

— Aimable ?

— Incontestablement.

— Spirituel ?

— Il n’a malheureusement que trop d’esprit.

— Eh bien ! alors, avait répondu Scarron, pourquoi voulez-vous que je cesse de voir un pareil homme ?

— Parce qu’il pense mal.

— Vraiment ! et de qui ?

— Du cardinal.

— Comment ! avait dit Scarron, je continue bien de voir M. Gilles Despréaux, qui pense mal de moi, et vous voulez que je cesse de voir M. le coadjuteur parce qu’il pense mal d’un autre ? impossible !

La conversation en était restée là, et Scarron, par esprit de contrariété, n’en avait vu que plus souvent M. de Gondy.

Or, le matin du jour où nous sommes arrivés, et qui était le jour d’échéance de son trimestre, Scarron, comme c’était son habitude, avait envoyé son laquais avec son reçu pour toucher son trimestre à la caisse des pensions, mais il lui avait été répondu :

« Que l’État n’avait plus d’argent pour M. l’abbé Scarron. »

Lorsque le laquais apporta cette réponse à Scarron, il avait près de lui M. le duc de Longueville, qui offrit de lui donner une pension double de celle que le Mazarin lui supprimait ; mais le rusé goutteux n’avait garde d’accepter. Il fit si bien qu’à quatre heures de l’après-midi toute la ville savait le refus du cardinal. Justement c’était le jeudi, jour de réception chez l’abbé ; on y vint en foule, et l’on fronda d’une manière enragée par toute la ville.

Athos rencontra dans la rue Saint-Honoré deux gentilshommes qu’il ne connaissait pas, à cheval comme lui, suivis d’un laquais comme lui et faisant le même chemin que lui. L’un des deux mit le chapeau à la main et lui dit :

— Croiriez-vous bien, monsieur, que ce pleutre de Mazarin a supprimé la pension au pauvre Scarron !

— Cela est extravagant, dit Athos en saluant à son tour les deux cavaliers.

— On voit que vous êtes honnête homme, monsieur, répondit le même seigneur qui avait déjà adressé la parole à Athos, et ce Mazarin