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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/26

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qui vit bien que le cardinal voulait le faire parler, je suis forcé de dire à Votre Éminence que je ne sais que ce que le bruit public a pu lui apprendre à elle-même. Je ne me suis jamais mêlé d’intrigues pour mon compte, et si j’ai parfois reçu quelque confidence à propos des intrigues des autres, comme le secret ne m’appartient pas, monseigneur trouvera bon que je le garde à ceux qui me l’ont confié.

Mazarin secoua la tête.

— Ah ! dit-il, il y a, sur ma parole, des ministres bien heureux et qui savent tout ce qu’ils veulent savoir. — Monseigneur, reprit Guitaut, c’est que ceux-là ne pèsent pas tous les hommes dans la même balance, et qu’ils savent s’adresser aux hommes de guerre pour la guerre et aux intrigants pour l’intrigue. Adressez-vous à quelque intrigant de l’époque dont vous parlez, et vous en tirerez ce que vous voudrez… en payant, bien entendu. — Eh ! pardieu ! reprit Mazarin en faisant une certaine grimace qui lui échappait toujours lorsqu’on touchait avec lui la question d’argent dans le sens que venait de le faire Guitaut… On paiera… s’il n’y a pas moyen de faire autrement. — Est-ce sérieusement que monseigneur me demande de lui indiquer un homme qui ait été mêlé dans toutes les cabales de cette époque ? — Per Baccho, reprit Mazarin, qui commençait à s’impatienter, il y a une heure que je ne vous demande pas autre chose, tête de fer que vous êtes ! — Il y en a un dont je vous réponds sous ce rapport, s’il veut parler toutefois. — Cela me regarde. — Ah ! monseigneur, ce n’est pas toujours chose facile, que de faire dire aux gens ce qu’ils ne veulent pas dire. — Bah ! avec de la patience on y arrive. Eh bien ! cet homme ? — C’est le comte de Rochefort. — Le comte de Rochefort ! — Malheureusement il a disparu depuis tantôt quatre ou cinq ans et je ne sais ce qu’il est devenu. — Je le saurai, moi, Guitaut, dit Mazarin. — Alors, de quoi se plaignait donc tout à l’heure Votre Éminence, de ne rien savoir ? — Et, dit Mazarin, vous croyez que Rochefort… — C’était l’âme damnée du cardinal, monseigneur ; mais, je vous en préviens, cela vous coûtera cher ; le cardinal était prodigue avec ses créatures. — Oui, oui, Guitaut, dit Mazarin, c’était un grand homme, mais il avait ce défaut-là. Merci, Guitaut, je ferai mon profit de votre conseil, et cela ce soir même.

Et comme en ce moment les deux interlocuteurs étaient arrivés à la cour du Palais-Royal, le cardinal salua Guitaut d’un signe de la main, et apercevant un officier qui se promenait de long en large, il s’approcha de lui.

C’était d’Artagnan qui attendait, comme le cardinal en avait donné l’ordre.

— Venez, monsieur d’Artagnan, dit Mazarin de sa voix la plus flûtée, j’ai un ordre à vous donner.

D’Artagnan s’inclina, suivit le cardinal par l’escalier secret, et, un instant après, se retrouva dans le cabinet d’où il était parti.

Le cardinal s’assit devant son bureau et prit une feuille de papier sur laquelle il écrivit quelques lignes.

D’Artagnan, debout, impassible, attendit sans impatience comme sans curiosité : il était devenu un automate militaire, agissant, ou plutôt obéissant par ressort.

Le cardinal plia la lettre et y mit son cachet.

— Monsieur d’Artagnan, dit-il, vous allez porter cette dépêche à la Bastille,