Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/449

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jeune homme charmant, car nous l’avons vu au camp, pour courir où ? Au secours d’une royauté pourrie et vermoulue qui va crouler un de ces matins comme une vieille baraque ? Le sentiment que vous dites est beau, sans doute, si beau qu’il est surhumain.

— Quel qu’il soit, d’Artagnan, répondit Athos sans donner dans le piége qu’avec son adresse gasconne son ami tendait à son affection paternelle pour Raoul, quel qu’il soit, vous savez bien au fond du cœur qu’il est juste ; mais j’ai tort de discuter avec mon maître. D’Artagnan, je suis votre prisonnier, traitez-moi donc comme tel.

— Ah ! pardieu ! dit d’Artagnan, vous savez bien que vous ne le serez pas longtemps, mon prisonnier.

— Non, dit Aramis, car on nous traitera sans doute comme ceux qui furent faits à Philipghauts.

— Et comment les a-t-on traités ? demanda d’Artagnan.

— Mais, dit Aramis, on en a pendu une moitié et l’on a fusillé l’autre.

— Eh bien ! moi, dit d’Artagnan, je vous réponds que tant qu’il me restera une goutte de sang dans les veines, vous ne serez ni pendus ni fusillés. Sang-Diou ! qu’ils y viennent ! D’ailleurs, voyez-vous cette porte, Athos ?

— Eh bien ?

— Eh bien ! vous passerez par cette porte quand vous voudrez, car, à partir de ce moment, vous et Aramis vous êtes libres comme l’air.

— Je vous reconnais bien là, mon brave d’Artagnan, répondit Athos, mais vous n’êtes plus maîtres de nous : cette porte est gardée, d’Artagnan, vous le savez bien.

— Eh bien, vous la forcerez, dit Porthos. Qu’y a-t-il là ? dix hommes tout au plus.

— Ce ne serait rien pour nous quatre, c’est trop pour nous deux. Non, tenez, divisés comme nous sommes maintenant, il faut que nous périssions. Voyez l’exemple fatal : sur la route du Vendômois, d’Artagnan, vous si brave, Porthos, vous si vaillant et si fort, vous avez été battus ; aujourd’hui Aramis et moi nous le sommes, c’est notre tour. Or, jamais cela ne nous était arrivé lorsque nous étions tous quatre réunis ; mourons donc comme est mort de Winter ; quant à moi, je le déclare, je ne consens à fuir que tous quatre ensemble.

— Impossible, dit d’Artagnan, nous sommes sous les ordres de Mazarin.

— Je le sais, et ne vous presse point davantage ; mes raisonnements n’ont rien produit ; sans doute ils étaient mauvais, puisqu’ils n’ont point eu d’empire sur des esprits aussi justes que les vôtres.

— D’ailleurs eussent-ils fait effet, dit Aramis, le meilleur est de ne pas compromettre deux excellents amis comme sont d’Artagnan et Porthos. Soyez tranquilles, messieurs, nous vous ferons honneur en mourant ; quant à moi, je me sens tout fier d’aller au-devant des balles et même de la corde avec vous, Athos, car vous ne m’avez jamais paru si grand qu’aujourd’hui.

D’Artagnan ne disait rien, mais, après avoir rongé la tige de sa fleur, il se rongeait les doigts.

— Vous figurez-vous, reprit-il enfin, que l’on va vous tuer ? Et pourquoi faire ? Qui a intérêt à votre mort ? D’ailleurs, vous êtes nos prisonniers.

— Fou, triple fou ! dit Aramis, ne connais-tu donc pas Mordaunt ? Eh bien, moi, je n’ai échangé qu’un regard avec lui, et j’ai vu dans ce regard que nous étions condamnés.

— Le fait est que je suis fâché de ne pas l’avoir étranglé, comme vous me l’aviez dit, Aramis, reprit Porthos.

— Eh ! je me moque pas mal de Mordaunt ! s’écria d’Artagnan ; cap de Diou ! s’il me chatouille de trop près, je l’écraserai, cet insecte ! Ne vous sauvez donc pas, c’est inutile, car, je vous le jure, vous êtes ici aussi en sûreté que vous l’étiez il y a vingt ans, vous, Athos,