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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/453

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traire pour un digne et accompli gentilhomme, suivant les apparences ; et puis, monsieur, voulez-vous que je vous parle franc ? continua d’Artagnan avec sa mine ouverte.

— Parlez, monsieur, dit Mordaunt.

— Monsieur du Vallon que voilà est riche, il a quarante mille livres de rente, et par conséquent ne tient point à l’argent ; je ne parle donc pas pour lui, mais pour moi.

— Après, monsieur.

— Eh bien, moi, je ne suis pas riche ; en Gascogne ce n’est point un déshonneur, monsieur ; personne ne l’est, et Henri IV, de glorieuse mémoire, qui était le roi des Gascons, comme Sa Majesté Philippe IV est le roi de toutes les Espagnes, n’avait jamais le sou dans sa poche.

— Achevez, monsieur, dit Mordaunt ; je vois où vous voulez en venir, et si c’est ce que je pense qui vous retient, on pourra lever cette difficulté-là.

— Ah ! je savais bien, dit d’Artagnan, que vous étiez un garçon d’esprit. Eh bien, voilà le fait, voilà où le bât me blesse, comme nous disons, nous autres Français. Je suis un officier de fortune, pas autre chose ; je n’ai que ce que me rapporte mon épée, c’est-à-dire plus de coups que de banck-notes. Or, en prenant ce matin deux Français qui me paraissent de grande naissance, deux chevaliers de la Jarretière, enfin, je me disais : Ma fortune est faite. Je dis deux, parce que, en pareille circonstance, M. du Vallon, qui est riche, me cède toujours ses prisonniers.

Mordaunt, complétement abusé par la verbeuse bonhomie de d’Artagnan, sourit en homme qui comprend à merveille les raisons qu’on lui donne, et répondit avec douceur :

— J’aurai l’ordre signé tout à l’heure, monsieur, et avec cet ordre deux mille pistoles ; mais en attendant, monsieur, laissez-moi emmener ces hommes.

— Non, dit d’Artagnan, que vous importe un retard d’une demi-heure ? je suis homme d’ordre, monsieur, faisons les choses dans les règles.

— Cependant, reprit Mordaunt, je pourrais vous forcer, monsieur, je commande ici.

— Ah ! monsieur, dit d’Artagnan en souriant agréablement, on voit bien que, quoique nous ayons eu l’honneur de voyager, M. du Vallon et moi, en votre compagnie, vous ne nous connaissez pas. Nous sommes gentilshommes, nous sommes Français, nous sommes capables, à nous deux, de vous tuer, vous et vos huit hommes ; pour Dieu ! monsieur Mordaunt, ne faites pas l’obstiné, car lorsque l’on s’obstine je m’obstine aussi, et alors je deviens d’un entêtement féroce, et voilà monsieur, continua d’Artagnan, qui, dans ce cas-là, est bien plus entêté encore et bien plus féroce que moi : sans compter que nous sommes envoyés par M. le cardinal Mazarin, lequel représente le roi de France. Il en résulte que, dans ce moment-ci, nous représentons le roi et le cardinal, ce qui fait qu’en notre qualité d’ambassadeurs nous sommes inviolables, chose que M. Olivier Cromwell, aussi grand politique certainement qu’il est grand général, est tout à fait homme à comprendre. Demandez-lui donc l’ordre écrit. Qu’est-ce que cela vous coûte, mon cher monsieur Mordaunt ?

— Oui, l’ordre écrit, dit Porthos, qui commençait à comprendre l’intention de d’Artagnan ; on ne vous demande que cela.

Si bonne envie que Mordaunt eût d’avoir recours à la violence, il était homme à très bien reconnaître pour bonnes les raisons que lui donnait d’Artagnan. D’ailleurs sa réputation lui imposait, et, ce qu’il lui avait vu faire le matin venant en aide à sa réputation, il réfléchit. Puis, ignorant complétement les relations de profonde amitié qui existaient entre les quatre Français, toutes ses