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dit

Ce silence ne pouvait se prolonger plus longtemps sans devenir ridicule. D’Artagnan le comprit, et comme il avait invité Mordaunt à s’asseoir pour causer, il pensa que c’était à lui de commencer la conversation.

— Il me paraît, monsieur, dit-il avec sa mortelle politesse, que vous changez de costume presque aussi rapidement que je l’ai vu faire aux mimes italiens que M. le cardinal Mazarin fit venir de Bergame, et qu’il vous a sans doute mené voir pendant votre voyage en France.

Mordaunt ne répondit rien.

— Tout à l’heure, continua d’Artagnan, vous étiez déguisé, je veux dire habillé en assassin, et maintenant…

— Et maintenant, au contraire, j’ai tout l’air d’être dans l’habit d’un homme qu’on va assassiner, n’est-ce pas ? répondit Mordaunt de sa voix calme et brève.

— Oh ! monsieur, reprit d’Artagnan, comment pouvez-vous dire de ces choses-là quand vous êtes en compagnie de gentilshommes et que vous avez une si bonne épée au côté !

— Il n’y a pas si bonne épée, monsieur, qui vaille quatre épées et quatre poignards ; sans compter les épées et les poignards de vos acolytes qui vous attendent à la porte.

— Pardon, monsieur, reprit d’Artagnan, vous faites erreur : ceux qui nous attendent à la porte ne sont point nos acolytes, mais nos laquais. Je tiens à rétablir les choses dans leur plus scrupuleuse vérité.

Mordaunt ne répondit que par un sourire qui crispa ironiquement ses lèvres.

— Mais ce n’est point de cela qu’il s’agit, reprit d’Artagnan, et j’en reviens à ma question. Je me faisais donc l’honneur de vous demander, monsieur, pourquoi vous aviez changé d’extérieur. Le masque vous était assez commode, ce me semble ; la barbe grise vous seyait à merveille, et quant à cette hache dont vous avez fourni un si illustre coup, je crois qu’elle ne vous irait pas mal non plus dans ce moment. Pourquoi donc vous en êtes-vous dessaisi ?

— Parce qu’en me rappelant la scène d’Armentières, j’ai pensé que je trouverais quatre haches pour une, puisque j’allais me trouver entre quatre bourreaux.

— Monsieur, répondit d’Artagnan avec le plus grand calme, bien qu’un léger mouvement de ses sourcils annonçât qu’il commençait à s’échauffer ; monsieur, quoique profondément vicieux et corrompu, vous êtes excessivement jeune, ce qui fait que je ne m’arrêterai pas à vos discours frivoles… Oui, frivoles, car ce que vous venez de dire à propos d’Armentières n’a pas le moindre rapport avec la situation présente. En effet, nous ne pouvions pas offrir une épée à madame votre mère et la prier de s’escrimer contre nous. Mais à vous, monsieur, à un jeune cavalier qui joue du poignard et du pistolet comme nous vous avons vu faire, et qui porte au côté une épée de la taille de celle-ci, il n’y a personne qui n’ait le droit de demander la faveur d’une rencontre.

— Ah ! ah ! dit Mordaunt, c’est donc un duel que vous voulez ?

Et il se leva, l’œil étincelant, comme s’il était disposé à répondre à l’instant même à la provocation. Porthos se leva aussi, prêt comme toujours à ces sortes d’aventures.

— Pardon, pardon, dit d’Artagnan avec le même sang-froid ; ne nous pressons pas, car chacun de nous doit désirer que les choses se passent dans toutes les règles. Rasseyez-vous donc, cher Porthos, et vous, monsieur Mordaunt, veuillez demeurer tranquille. Nous allons régler au mieux cette affaire, et je vais