Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/88

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c’était un grand homme.

— Je ne vous contredirai pas là-dessus, mon cher Aramis, c’est lui qui m’a fait lieutenant.

— Ma première opinion avait été tout entière pour le cardinal ; je m’étais dit qu’un ministre n’est jamais aimé, mais qu’avec le génie qu’on accorde à celui-ci, il finirait par triompher de ses ennemis et se faire craindre, ce qui, selon moi, vaut peut-être mieux encore que de se faire aimer.

D’Artagnan fit un signe de tête qui voulait dire qu’il approuvait entièrement cette douteuse maxime.

— Voilà donc, poursuivit Aramis, quelle était mon opinion première ; mais comme je suis fort ignorant dans ces sortes de matières et que l’humilité dont je fais profession m’impose la loi de ne pas m’en rapporter à mon propre jugement, je me suis informé. Eh bien ! mon cher ami…

Aramis fit une pause.

— Eh bien ! quoi ? demanda d’Artagnan.

— Eh bien ! reprit Aramis, il faut que je mortifie mon orgueil, il faut que j’avoue que je m’étais trompé.

— Vraiment ?

— Oui ; je me suis informé, comme je vous disais, et voici ce que m’ont répondu plusieurs personnes toutes différentes, de goût et d’ambition : M. de Mazarin n’est point un homme de génie, comme je le croyais.

— Bah ! fit d’Artagnan.

— Non. C’est un homme de rien qui a été domestique du cardinal Bentivoglio, qui s’est poussé par l’intrigue ; un parvenu, un homme sans nom, qui ne fera en France qu’un chemin de partisan. Il entassera beaucoup d’écus, dilapidera fort les revenus du roi, se paiera à lui-même toutes les pensions que feu le cardinal de Richelieu payait à tout le monde, mais ne gouvernera jamais par le droit du plus fort, du plus grand ou du plus honoré. Il paraît en outre qu’il n’est pas gentilhomme de manières et de cœur, ce ministre, et que c’est une espèce de bouffon, de Pulcinella, de Pantalon. Le connaissez-vous ? Moi, je ne le connais pas.

— Heu ! fit d’Artagnan ; il y a un peu de vrai dans ce que vous dites.

— Eh bien ! vous me comblez d’orgueil, mon cher, si j’ai pu, grâce à certaine pénétration vulgaire dont je suis doué, me rencontrer avec un homme comme vous, qui vivez à la cour.

— Mais vous m’avez parlé de lui personnellement et non de son parti et de ses ressources.

— C’est vrai. Il a pour lui la reine.

— C’est quelque chose, ce me semble.

— Mais il n’a pas pour lui le roi.

— Un enfant !

— Un enfant qui sera majeur dans quatre ans.

— C’est le présent.

— Oui, mais ce n’est pas l’avenir, et encore dans le présent il n’a pour lui ni le parlement ni le peuple, c’est-à-dire l’argent ; il n’a pour lui ni la noblesse ni les princes, c’est-à-dire l’épée.

D’Artagnan se gratta l’oreille, il était forcé de s’avouer à lui-même que c’était non seulement largement mais encore justement pensé.

— Voyez, mon pauvre ami, si je suis toujours de ma perspicacité ordinaire. Je vous dirai que peut-être ai-je tort de vous parler ainsi à cœur ouvert, car vous, vous me paraissez pencher pour le Mazarin.

— Moi ! s’écria d’Artagnan ; moi ! pas le moins du monde !

— Vous parliez de mission.

— Ai-je parlé de mission ? Alors j’ai eu tort. Non, je me suis dit comme vous vous le dites : Voilà les affaires qui s’embrouillent. Eh bien ! jetons la plume au vent, allons du côté où le vent l’emportera et reprenons la vie d’aventure. Nous étions quatre chevaliers vaillants, quatre cœurs tendrement unis ; unissons de nouveau, non pas nos cœurs, qui n’ont jamais été séparés, mais nos fortunes et nos courages. L’occasion est bonne pour conquérir quelque chose de mieux qu’un diamant.

— Vous