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OURIKA.

dame de B. faisait tant pour mon bonheur qu’elle devait me croire heureuse. J’aurais dû l’être ; je me le disais souvent ; je m’accusais d’ingratitude ou de folie ; je ne sais si j’aurais osé avouer jusqu’à quel point ce mal sans remède de ma douleur me rendait malheureuse. Il y a quelque chose d’humiliant à ne pas savoir se soumettre à la nécessité ; aussi ces douleurs, quand elles maîtrisent l’âme, ont tous les caractères du désespoir. Ce qui m’intimidait aussi avec Charles, c’est cette tournure un peu sévère de ses idées. Un soir, la conversation s’était établie sur la pitié, et on se demandait si les chagrins inspirent plus d’intérêt par leurs résultats ou par leurs causes. Charles s’était prononcé pour la cause ; il pensait donc qu’il fallait que toutes les douleurs fussent raisonnables. Mais qui peut dire ce que c’est que la raison ? est-elle la même pour tout le monde ? tous les cœurs ont-ils tous les mêmes besoins ? et le malheur n’est-il pas la privation des besoins du cœur ? Il était rare cependant que nos conversations du soir me ramenassent ainsi à moi-même ; je tâchais d’y penser le moins que je pouvais ; j’avais ôté de ma chambre tous les miroirs ; je portais toujours des gants ; mes vêtements cachaient mon cou et mes bras, et j’avais adopté, pour sortir, un grand chapeau avec un voile que souvent même je gardais dans la maison. Hélas ! je me trompais ainsi moi-même :