Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/292

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

elle a dû, comme tous les sentiments, se former sous l’action des faits. Si donc les hommes ont appris à espérer, si, sous le coup du malheur, ils ont pris l’habitude de tourner leurs regards vers l’avenir et d’en attendre des compensations à leurs souffrances actuelles, c’est qu’ils se sont aperçus que ces compensations étaient fréquentes, que l’organisme humain était à la fois trop souple et trop résistant pour être aisément abattu, que les moments où le malheur l’emportait étaient exceptionnels et que, généralement, la balance finissait par se rétablir. Par conséquent, quelle que soit la part de l’espérance dans la genèse de l’instinct de conservation, celui-ci est un témoignage probant de la bonté relative de la vie. Pour la même raison, là où il perd soit de son énergie, soit de sa généralité, on peut être certain que la vie elle-même perd de ses attraits, que le mal augmente, soit que les causes de souffrance se multiplient, soit que la force de résistance des individus diminue. Si donc nous possédions un fait objectif et mesurable qui traduise les variations d’intensité par lesquelles passe ce sentiment suivant les sociétés, nous pourrions du même coup mesurer celles du malheur moyen dans ces mêmes milieux. Ce fait, c’est le nombre des suicides. De même que la rareté relative des morts volontaires est la meilleure preuve de la puissance et de l’universalité de cet instinct, le fait qu’ils s’accroissent démontre qu’il perd du terrain.

Or, le suicide n’apparaît guère qu’avec la civilisation. Il est très rare dans les sociétés inférieures, ou du moins le seul qu’on y observe parfois à l’état chronique présente des caractères très particuliers qui en font un type spécial dont la valeur symptomatique n’est pas la même. C’est un acte non de désespoir, mais d’abnégation. Si chez les anciens Danois, chez les Celtes, chez les Thraces, le vieillard arrivé à un âge avancé met fin à ses jours, c’est qu’il est de son devoir de débarrasser ses compagnons d’une bouche inutile ; si la veuve de l’Inde ne survit pas à son mari, ni le Gaulois au chef de son clan, si le bouddhiste se fait