Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/293

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

écraser sous les roues du char qui porte son idole, c’est que des prescriptions morales ou religieuses l’y obligent. Dans tous ces cas, l’homme se tue, non parce qu’il juge la vie mauvaise, mais parce que l’idéal auquel il est attaché exige ce sacrifice. Ces morts volontaires ne sont donc pas plus des suicides, au sens vulgaire du mot, que la mort du soldat ou du médecin qui s’expose sciemment pour faire son devoir.

Au contraire, le vrai suicide, le suicide triste, est à l’état endémique chez les peuples civilisés. Il se distribue même géographiquement comme la civilisation. Sur les cartes du suicide, on voit que toute la région centrale de l’Europe est occupée par une vaste tache sombre qui est comprise entre le 47e et le 57e degré de latitude et entre le 20e et le 40e degré de longitude. Cet espace est le lieu de prédilection du suicide ; suivant l’expression de Morselli, c’est la zone suicidogène de l’Europe. C’est là aussi que se trouvent les pays où l’activité scientifique, artistique, économique est portée à son maximum : l’Allemagne et la France. Au contraire, l’Espagne, le Portugal, la Russie, les peuples slaves du Sud sont relativement indemnes. L’Italie, née d’hier, est encore quelque peu protégée, mais elle perd de son immunité à mesure qu’elle progresse. L’Angleterre seule fait exception ; encore sommes-nous mal renseignés sur le degré exact de son aptitude au suicide. À l’intérieur de chaque pays, on constate le même rapport. Partout le suicide sévit plus fortement sur les villes que sur les campagnes. La civilisation se concentre dans les grandes villes ; le suicide fait de même. On pourrait presque y voir une sorte de maladie contagieuse qui aurait pour foyers d’irradiation les capitales et les villes importantes et qui, de là, se répandrait sur le reste du pays. Enfin, dans toute l’Europe, la Norvège exceptée, le chiffre des suicides augmente régulièrement depuis un siècle[1]. D’après un calcul, il aurait triplé de 1821 à 1880[2]. La marche de la civilisation

  1. V. les Tables de Morselli.
  2. Oettingen, Moralstatistik. Erlengen, 1882, p. 742.