Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/118

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Mais, parce que les phénomènes naturels se trouvaient ainsi assimilés à des actes humains, ce quelque chose à quoi ils étaient rapportés fut nécessairement conçu sous la forme d’agents personnels, plus ou moins semblables à l’homme. Ce n’était qu’une métaphore, mais qui fut prise à la lettre ; l’erreur était inévitable puisque la science qui, seule, pouvait dissiper l’illusion, n’existait pas encore. En un mot, parce que le langage était fait d’éléments humains qui traduisaient des états humains, il ne put s’appliquer à la nature sans la transfigurer[1]. Même aujourd’hui, remarque M. Bréal, il nous oblige dans une certaine mesure, à nous représenter les choses sous cet angle. « Nous n’exprimons pas une idée, quand même elle désigne une simple qualité, sans lui donner un genre, c’est-à-dire un sexe ; nous ne pouvons parler d’un objet, qu’il soit considéré d’une façon générale ou non, sans le déterminer par un article ; tout sujet de la phrase est présenté comme un être agissant, toute idée comme une action, et chaque acte, qu’il soit transitoire ou permanent, est limité dans sa durée par le temps où nous mettons le verbe »[2]. Sans doute, notre culture scientifique nous permet de redresser aisément les erreurs que le langage pourrait nous suggérer ainsi ; mais l’influence du mot dut être toute puissante alors qu’elle était sans contrepoids. Au monde matériel, tel qu’il se révèle à nos sens, le langage surajouta donc un monde nouveau, uniquement composé d’êtres spirituels qu’il avait créés de toutes pièces et qui furent désormais considérés comme les causes déterminantes des phénomènes physiques.

Là, d’ailleurs, ne s’arrêta pas son action. Une fois que des mots eurent été forgés pour désigner ces personnalités que l’imagination populaire avait mises derrière les choses, la réflexion s’appliqua à ces mots eux-mêmes : ils posaient

  1. The Science of Thought, I, p. 327 ; Physic. Relig., p. 125 et suiv.
  2. Mélanges de mythologie et de linguistique, p. 8.