Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/192

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entière. La barrière qui isole et protège l’être totémique ne cède donc que lentement et non sans de vives résistances qui témoignent de ce qu’elle devait être primitivement.

Il est vrai que, suivant Spencer et Gillen, ces restrictions seraient non les restes d’une prohibition rigoureuse qui irait en s’atténuant, mais, au contraire, le prélude d’une interdiction qui commencerait seulement à s’établir. D’après ces écrivains[1], la liberté de consommation aurait été complète à l’origine, et les imitations qui y sont présentement apportées seraient relativement récentes. Ils croient trouver la preuve de leur thèse dans les deux faits suivants. D’abord, comme nous venons de le dire, il y a des occasions solennelles ou les gens du clan ou leur chef non seulement peuvent, mais doivent manger de l’animal et de la plante totémique. Ensuite, les mythes rapportent que les grands ancêtres, fondateurs des clans, mangeaient régulièrement de leur totem : or, dit-on, ces récits ne peuvent se comprendre que comme l’écho d’un temps où les prohibitions actuelles n’auraient pas existé.

Mais le fait que, au cours de certaines solennités religieuses, une consommation, d’ailleurs modérée, du totem est rituellement obligatoire, n’implique aucunement qu’il ait jamais servi à l’alimentation vulgaire. Tout au contraire, l’aliment que l’on mange au cours de ces repas mystiques est essentiellement sacré, et par conséquent, interdit aux profanes. Quant aux mythes, c’est procéder d’après une méthode critique un peu sommaire que de leur attribuer aussi facilement une valeur de documents historiques. En général, ils ont pour objet d’interpréter des rites existants plutôt que de commémorer des événements passés ; ils sont une explication du présent beaucoup plus qu’une histoire. En l’espèce, ces traditions d’après lesquelles les ancêtres de l’époque fabuleuse auraient mangé de leur totem sont en parfait accord avec des croyances et des rites qui sont

  1. Nat. Tr., p. 207 et suiv.