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ordres ; il a prise sur lui. Un Kurnai qui a le requin pour ami et allié croit pouvoir, au moyen d’une incantation, disperser les requins qui menacent un bateau[1]. Dans d’autres cas, le lien ainsi contracté passe pour conférer à l’homme une aptitude particulière à chasser l’animal avec succès[2].

La nature même de ces relations paraît bien impliquer que l’être auquel chaque individu se trouve ainsi associé ne peut être lui-même qu’un individu, et non une classe. On n’a pas une espèce pour alter ego. En fait, il est des cas où c’est bien certainement tel arbre, tel rocher, telle pierre déterminée qui joue ce rôle[3]. Il en est forcément ainsi toutes les fois où c’est un animal et où l’existence de cet animal et celle de l’homme sont considérées comme solidaires. On ne saurait être uni par une solidarité de ce genre à une espèce tout entière, car il n’y a pas de jour ni, pour ainsi dire, d’instant où cette espèce ne perde quelqu’un d’entre ses membres. Toutefois, il y a chez le primitif une certaine incapacité à penser l’individu séparément de l’espèce ; le lien qui l’unit à l’un s’étend tout naturellement à l’autre ; il les confond dans le même sentiment. C’est ainsi que l’espèce tout entière lui est sacrée[4]. Cet être protecteur est naturellement appelé de noms différents suivant les sociétés : nagual, chez les Indiens du

  1. D’après un renseignement donne par Howitt dans une lettre personnelle à Frazer (Totemism and Exogamy, I, p. 495 et n. 2).
  2. Hill Tout, Ethnol. Rep. on the Stseelis and Skaulits Tribes, J. A. I., XXXIV, p. 324.
  3. Howitt, Australian Medicine Men, J. A. I., XVI, p. 34 ; Lafitau, Mœurs des Sauvages américains, I, p. 370 ; Charlevoix, Histoire de la Nouvelle France, VI, p. 68. Il en est de même de l’atai et du tamaniu, à Mota (Codrington, The Melanesians, p. 250-251).
  4. Aussi, n’y a-t-il pas, entre ces animaux protecteurs et les fétiches la ligne de démarcation que Frazer a cru pouvoir établir entre les uns et les autres. Suivant lui, le fétichisme commencerait quand l’être protecteur serait un objet individuel et non une classe (Totemism, p. 56) ; or, dès l’Australie, il arrive qu’un animal déterminé joue ce rôle (v. Howitt, Australian Medicine Men, J. A. I., XVI, p. 34). La vérité est que les notions de fétiche et de fétichisme ne correspondent à rien de défini.