Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/386

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vent, en raison de leur origine, investies d’une autorité et d’une dignité que n’ont pas nos autres états intérieurs : aussi leur assignons-nous une place à part dans l’ensemble de notre vie psychique. Bien que notre conscience morale fasse partie de notre conscience, nous ne nous sentons pas de plain-pied avec elle. Dans cette voix qui ne se fait entendre que pour nous donner des ordres et pour rendre des arrêts, nous ne pouvons reconnaître notre voix ; le ton même dont elle nous parle nous avertit qu’elle exprime en nous autre chose que nous. Voilà ce qu’il y a d’objectif dans l’idée d’âme : c’est que les représentations dont la trame constitue notre vie intérieure sont de deux espèces différentes et irréductibles l’une à l’autre. Les unes se rapportent au monde extérieur et matériel ; les autres, à un monde idéal auquel nous attribuons une supériorité morale sur le premier. Nous sommes donc réellement faits de deux êtres qui sont orientés en des sens divergents et presque contraires, et dont l’un exerce sur l’autre une véritable prééminence. Tel est le sens profond de l’antithèse que tous les peuples ont plus ou moins clairement conçue entre le corps et l’âme, entre l’être sensible et l’être spirituel qui coexistent en nous. Moralistes et prédicateurs ont souvent soutenu qu’on ne peut nier la réalité du devoir et son caractère sacré sans aboutir au matérialisme. Et en effet, si nous n’avions pas la notion des impératifs moraux et religieux[1], notre vie psychique serait nivelée, tous nos états de conscience seraient sur le même plan et tout

  1. Si les représentations religieuses et morales constituent, croyons-nous, les éléments essentiels de l’idée d’âme, nous n’entendons pas dire cependant que ce soient les seuls. Autour de ce noyau central, d’autres états de conscience viennent se grouper qui ont, quoique à un moindre degré, le même caractère. C’est le cas de toutes les formes supérieures de la vie intellectuelle, en raison du prix tout particulier et de la dignité que leur attribue la société. Quand nous vivons de la vie de la science ou de l’art, nous avons l’impression de nous mouvoir dans un cercle de choses supérieures à la sensation ; c’est ce que nous aurons, d’ailleurs, l’occasion de montrer avec plus de précision dans notre conclusion. C’est pourquoi les hautes fonctions de l’intelligence ont toujours été considérées comme des manifestations spécifiques de l’activité de l’âme. Mais elles n’eussent vraisemblablement pas suffi à en constituer la notion.