Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/532

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la société qui a classé les êtres en supérieurs et en inférieurs, en maîtres qui commandent et en sujets qui obéissent ; c’est elle qui a conféré aux premiers cette propriété singulière qui rend le commandement efficace et qui constitue le pouvoir. Tout tend donc à prouver que les premiers pouvoirs dont l’esprit humain ait eu la notion sont ceux que les sociétés ont institués en s’organisant : c’est à leur image que les puissances du monde physique ont été conçues. Aussi l’homme n’a-t-il pu arriver à se concevoir comme une force maîtresse du corps où elle réside qu’à condition d’introduire, dans l’idée qu’il se faisait de lui-même, des concepts empruntés à la vie sociale. Il fallait, en effet, qu’il se distinguât de son double physique et qu’il s’attribuât, par rapport à ce dernier, une sorte de dignité supérieure ; en un mot, il fallait qu’il se pensât comme une âme. En fait, c’est bien sous la forme de l’âme qu’il s’est toujours représenté la force qu’il croit être. Mais nous savons que l’âme est tout autre chose qu’un nom donné à la faculté abstraite de se mouvoir, de penser ou de sentir ; c’est, avant tout, un principe religieux, un aspect particulier de la force collective. En définitive, l’homme se sent une âme et, par conséquent, une force parce qu’il est un être social. Bien que l’animal meuve ses membres tout comme nous, bien qu’il ait la même action que nous sur ses muscles, rien ne nous autorise à supposer qu’il ait conscience de lui-même comme d’une cause active et efficace. C’est qu’il n’a pas, ou, pour parler plus exactement, c’est qu’il ne s’attribue pas d’âme. Mais s’il ne s’attribue pas d’âme, c’est qu’il ne participe pas à une vie sociale qui soit comparable à celle des hommes. Il n’existe, chez les animaux, rien qui ressemble à une civilisation[1].

  1. Sans doute, il existe des sociétés animales. Toutefois, le mot n’a pas tout à fait le même sens selon qu’il s’applique aux hommes ou aux animaux. L’institution est le fait caractéristique des sociétés humaines ; il n’existe pas d’institutions dans les sociétés animales.