Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/553

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totémique[1]. À mesure que se relâche le lien qui rattache à l’histoire de la tribu les événements et les personnages représentés, à mesure aussi les uns et les autres prennent un air plus irréel et les cérémonies correspondantes changent de nature. C’est ainsi qu’on entre progressivement dans le domaine de la pure fantaisie et qu’on passe du rite commémoratif au corroborai vulgaire, simple réjouissance publique qui n’a plus rien de religieux et à laquelle tout le monde peut indifféremment prendre part. Peut-être même certaines de ces représentations, dont l’unique objet est actuellement de distraire, sont-elles d’anciens rites qui ont changé de qualification. En fait, les frontières sont tellement flottantes entre ces deux sortes de cérémonies qu’il en est dont il est impossible de dire avec précision auquel des deux genres elles ressortissent[2].

C’est un fait connu que les jeux et les principales formes de l’art semblent être nés de la religion et qu’ils ont, pendant longtemps, gardé un caractère religieux[3]. On voit quelles en sont les raisons : c’est que le culte, tout en visant directement d’autres fins, a été en même temps pour les hommes une sorte de récréation. Ce rôle, la religion ne l’a pas joué par hasard, grâce à une heureuse rencontre, mais par une nécessité de sa nature. En effet, bien que, comme nous l’avons établi, la pensée religieuse soit tout autre chose qu’un système de fictions, les réalités auxquelles elle correspond ne parviennent cependant à s’exprimer religieusement que si l’imagination les transfigure. Entre la société telle qu’elle est

  1. V. Nat. Tr., p. 329 et suiv. ; North. Tr., p. 210 et suiv.
  2. C’est le cas, par exemple, du corroborai du Molonga chez les Pitta-Pitta du Queensland et les tribus voisines (v. Roth, Ethnog. Studies among the N. W. Central Queensland Aborigines, p. 120 et suiv.). On trouvera sur les corrobbori ordinaires des renseignements dans Stirling, Rep. of the Horn Expedition to Central Australia, Part. IV, p. 72 et dans Roth, op. cit., p. 117 et suiv.
  3. Voir notamment sur cette question le beau travail de Culin, Games of the North American Indiens (XXIVth Rep. of the Bureau of Amer. Ethnol.).