Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/112

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présenté plus tard devant moi pour me faire ses excuses. »

— Ce trait, dis-je, me semble d’autant plus singulier, que pour toute autre chose on est fier de votre autorité, et que chacun se croit heureux quand il s’avance devant le monde avec votre puissant appui. Ce qui fait le malheur de votre théorie des couleurs est sans doute que vous n’avez pas seulement affaire avec la gloire partout reconnue de Newton, mais avec les disciples fidèles de ce maître, répandus dans tout l’univers, et dont le nom est Légion. Si vous devez un jour triompher, vous resterez encore longtemps seul.

— « J’y suis habitué et je m’y attends, répliqua Goethe. N’ai-je pas, dites-le vous-même, n’ai-je pas de quoi être fier, quand depuis vingt ans j’ai dû reconnaître que le grand Newton et tous les mathématiciens, et tous les sublimes calculateurs avec lui, sont dans une profonde erreur sur la théorie de la lumière, et que parmi des millions d’hommes je suis le seul qui dans ce grand mystère de la nature connaisse la vérité ? C’est parce que j’avais le sentiment de ma supériorité qu’il m’a été possible de supporter les stupides prétentions de mes adversaires. On a cherché de toute manière à m’attaquer, moi et ma théorie, à me rendre ridicule, mais je n’en ressentais pas moins la joie d’avoir accompli mon œuvre. Toutes ces attaques de mes adversaires n’ont servi qu’à me faire voir l’humanité dans sa faiblesse. »

Pendant que les paroles s’échappaient ainsi des lèvres de Goethe, avec une abondance et une puissance que je ne peux reproduire, ses yeux brillaient d’un feu extraordinaire. On y lisait l’expression du triomphe, en même temps qu’un sourire ironique se jouait sur ses lèvres. Les traits de son beau visage étaient plus imposants que jamais.