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Mercredi, 3 janvier 1827.

Aujourd’hui, à dîner, nous avons causé des excellents discours de Canning pour le Portugal[1]. « Il y a des gens, dit Goethe, qui prétendent que ces discours sont grossiers, mais ces gens-là ne savent pas ce qu’ils veulent ; il y a en eux un besoin maladif de fronder tout ce qui est grand. Ce n’est pas là de l’opposition, c’est pur besoin de fronder. Il faut qu’ils aient quelque chose de grand qu’ils puissent haïr. Quand Napoléon était encore de ce monde, ils le haïssaient, et ils pouvaient largement se décharger sur lui. Quand ce fut fini avec lui, ils frondèrent la Sainte-Alliance, et pourtant jamais on n’a rien trouvé de plus grand et de plus bienfaisant pour l’humanité[2]. Voici maintenant le tour de Canning. Son discours pour le Portugal est l’œuvre d’une grande conscience. Il sait très-bien quelle est l’étendue de sa puissance, la grandeur de sa situation, et il a raison de parler comme il sent. Mais ces sans-culottes ne peuvent pas comprendre cela, et ce qui, à nous autres, nous paraît grand, leur paraît grossier. La grandeur les gêne, ils

  1. L’Espagne avait attaqué le Portugal. Grâce à Canning, l’Angleterre fit une démonstration énergique, et le Portugal recouvra son indépendance compromise.
  2. En prononçant ce jugement, Goethe a dans la pensée cette sainte alliance qui n’a vécu que dans les rêves mystiques d’Alexandre et de Mme  de Krudener : une union religieuse de tous les souverains, s’engageant ensemble et solennellement devant Dieu à faire le bonheur de tous les peuples et à obéir dans tous leurs actes « aux préceptes de la religion chrétienne, préceptes de justice, de charité et de paix. » Ainsi conçue, la sainte alliance était en effet une grande et bienfaisante idée, mais elle est restée à l’état d’idée pure et de beau rêve de roi. La sainte alliance que l’histoire connaît, n’a malheureusement rien de commun avec celle que l’âme poétique et bienveillante de Goethe se plaisait à admirer.