Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/334

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas supportables, et même attrayants. Mais, dites vous-même, n’est ce pas bien curieux que les sujets du poëte chinois soient si moraux et que ceux du premier poëte de la France actuelle soient tout le contraire ? »

« Un talent comme Béranger, dis-je, ne pourrait rien faire d’un sujet moral. » — « Vous avez raison, c’est précisément à propos des perversités du temps que Béranger révèle et développe ce qu’il y a de supérieur dans sa nature. » — « Mais, dis-je, ce roman chinois est-il un de leurs meilleurs ? » — « Aucunement, les Chinois en ont de pareils par milliers et ils en avaient déjà quand nos aïeux vivaient encore dans les bois. Je vois mieux chaque jour que la poésie est un bien commun de l’humanité, et qu’elle se montre partout dans tous les temps, dans des centaines et des centaines d’hommes. L’un fait un peu mieux que l’autre, et surnage un peu plus longtemps, et voilà tout. M. de Matthisson ne doit pas croire que c’est à lui que sera réservé le bonheur de surnager, et je ne dois pas croire que c’est à moi ; mais nous devons tous penser que le don poétique n’est pas une chose si rare, et que personne n’a de grands motifs pour se faire de belles illusions parce qu’il aura fait une bonne poésie. Nous autres Allemands, lorsque nous ne regardons pas au delà du cercle étroit de notre entourage, nous tombons beaucoup trop facilement dans cette présomption pédantesque. Aussi j’aime à considérer les nations étrangères et je conseille à chacun d’agir de même de son côté. La littérature nationale, cela n’a plus aujourd’hui grand sens ; le temps de la littérature universelle est venu, et chacun doit aujourd’hui travailler à hâter ce temps. Mais, en appréciant les étrangers, il ne faut pas nous attacher à une certaine œuvre particulière