Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/336

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Paris, où il avait été bien accueilli dans la société, comme un jeune auteur de réputation, et que maintenant il était retourné dans une propriété qu’il possède à la campagne, près de Milan, où il vit heureux avec sa mère et sa jeune famille[1]. — « À Manzoni il ne manque rien, dit-il, sinon de savoir quel bon poëte il est, et quels sont, comme tel, les droits qui lui appartiennent. Il a un respect beaucoup trop grand de l’histoire, et par suite il aime à ajouter toujours à ses pièces quelques explications dans lesquelles il montre combien il est resté fidèle aux détails précis de l’histoire. Ces faits peuvent être historiques, mais, malgré tout, ses caractères ne le sont pas, pas plus que ne le sont mon Thoas et mon Iphigénie. Jamais aucun poëte n’a connu dans leur vérité les caractères historiques qu’il reproduisait, et, s’il les avait connus, il n’aurait guère pu s’en servir. Ce que le poëte doit connaître, ce sont les effets qu’il veut produire, et il dispose en conséquence la nature de ses caractères. Si j’avais voulu représenter Egmont tel qu’il est dans l’histoire, père d’une douzaine d’enfants[2], sa conduite si légère aurait paru très-absurde. Il me fallait donc un autre Egmont, qui restât mieux en harmonie avec ses actes et avec mes vues poétiques, et, comme dit Claire, c’est là mon Egmont. — Et pourquoi donc y aurait-il des poètes, s’ils ne faisaient que répéter les récits de l’historien ? Le poëte doit aller au delà, et, quand il le peut, reproduire une nature plus élevée et meilleure. Les caractères de Sophocle portent tous quelque chose de l’âme élevée du grand poëte, et les caractères de Shakspeare portent de même quelque

  1. Voir la lettre de Reinhard à Goethe du 2 octobre 1826.
  2. Comme le voulait Schiller.