Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/337

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chose de son âme. C’est ainsi qu’il en doit être, et c’est ainsi qu’il faut faire. Shakspeare même va plus loin encore et transforme ses Romains en Anglais, et il a eu raison, car autrement sa nation ne l’aurait pas compris. C’est en cela que les Grecs étaient si grands : ils s’occupaient moins de l’exactitude historique d’un fait que de la manière dont le poëte l’avait traité. Nous avons par bonheur en Philoctète un exemple excellent ; les trois grands tragiques ont traité le sujet ; Sophocle le dernier et le mieux. L’excellente pièce de ce poëte est heureusement venue jusqu’à nous ; on n’a au contraire trouvé que des fragments des Philoctète d’Eschyle et d’Euripide, mais suffisants pour montrer comment ils avaient traité leur sujet. Si j’en avais le temps, je rétablirais ces pièces, comme je l’ai fait pour le Phaéton d’Euripide, et ce travail ne serait pour moi ni désagréable ni inutile. — Dans ce sujet la donnée était très-simple : il faut ramener Philoctète de l’île de Lemnos, avec son arc. Mais la manière dont l’événement doit se passer, voilà ce qui dépend du poëte, voilà où chacun pouvait montrer la puissance de son invention et où l’un pouvait surpasser l’autre. Ulysse doit aller le chercher, mais doit-il ou non être reconnu de Philoctète, et comment se doit-il rendre méconnaissable ? Ulysse doit-il venir seul, ou avoir un compagnon, et quel sera ce compagnon ? Dans Eschyle, le compagnon est inconnu ; dans Euripide, c’est Diomède ; dans Sophocle, le fils d’Achille. — Et ensuite, dans quel état doit-on trouver Philoctète ? L’île doit-elle être habitée ou non, et si elle est habitée, une âme compatissante doit-elle s’être rencontrée ou non, pour l’accueillir ? Et cent autres choses pareilles qui toutes dépendaient de la volonté du poëte, et dans le choix ou l’éloignement des-