Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/432

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couvrait toute la chaîne de montagnes de la forêt de Thuringe ; à l’ouest, au delà d’Erfurt, le château élevé de Gotha et la cime de l’Inselsberg ; et vers le nord, à l’horizon, les montagnes bleuâtres du Harz. Je pensais aux vers :

Large, élevé, sublime, le regard
Se promène sur l’existence !…
De montagne en montagne
Flotte l’esprit éternel
Qui pressent l’éternelle vie……

Nous nous assîmes de façon à avoir devant nous, pendant notre déjeuner, la vue libre sur la moitié de la Thuringe. — Nous mangeâmes une couple de perdrix rôties, avec du pain blanc tendre, et nous bûmes une bouteille de très-bon vin, en nous servant d’une coupe d’or, qui se replie sur elle-même et que Goethe emporte dans ces excursions, enfermée dans un étui de cuir jaune. « Je suis venu très-souvent à cette place, dit-il, et ces dernières années, j’ai bien souvent pensé que pour la dernière fois je contemplais d’ici le royaume du monde et ses splendeurs. Mais tout en moi continue à bien se maintenir, et j’espère que ce n’est pas aujourd’hui la dernière fois que nous nous donnons ensemble une bonne journée. Nous viendrons à l’avenir plus souvent ici. À rester dans la maison on se sent figer. Ici, on se sent grand, libre comme la grande nature que l’on a devant les yeux ; on est comme on devrait être toujours[1]. — Je domine dans ce moment une foule de points auxquels se rattachent les plus abondants souvenirs d’une longue existence. Que n’ai-je pas fait pendant ma jeunesse dans les montagnes d’Ilmenau ! Et là-bas, dans le cher Erfurt, que de belles aven-

  1. Comparer les réflexions d’Egmont dans sa prison. (Acte V, scène II.)