Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/205

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pensait que cette révolution poétique qui s’accomplissait alors serait extrêmement favorable à la littérature elle-même, mais nuisible aux écrivains qui la faisaient. — « Dans aucune révolution il n’est possible d’éviter les excès. Dans les révolutions politiques, ordinairement on ne veut d’abord que détruire quelques abus, mais avant que l’on ne s’en soit aperçu, on est déjà plongé dans les massacres et dans les horreurs. Les Français, dans leur révolution littéraire actuelle, ne demandaient rien autre chose qu’une forme plus libre, mais ils ne se sont pas arrêtés là, ils rejettent maintenant le fond avec la forme. On commence à déclarer ennuyeuse l’exposition des pensées et des actions nobles ; on s’essaie à traiter toutes les folies. À la place des belles figures de la mythologie grecque, on voit des diables, des sorcières, des vampires, et les nobles héros du temps passé doivent céder la place à des escrocs et à des galériens. « Ce sont des choses piquantes ! Cela fait de l’effet ! » Mais quand le public a une fois goûté à ces mets fortement épicés, et en a pris l’habitude, il veut toujours des ragoûts de plus en plus forts. — Un jeune talent qui veut exercer de l’influence et être connu, et qui n’est pas assez puissant pour se faire sa voie propre, doit s’accommoder au goût du jour, et même il doit chercher à dépasser ses prédécesseurs en cruautés et en horreurs. Dans cette chasse de moyens extérieurs, toute étude profonde, tout développement intime régulier du talent et de l’homme est oublié. C’est là le plus grand malheur qui puisse arriver au talent, mais cependant la littérature dans son ensemble gagnera à ce mouvement[1]. »

  1. Quelques jours plus tard, le 27 mars, Goethe écrivait à Zelter : « Je voudrais t’induire en tentation et te mettre en goût de lire un petit