Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/210

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mentanée, qui passe et qui ôte à la poésie la valeur même qu’elle lui a donnée. Béranger avait la partie belle. Paris est la France ; tous les intérêts importants de la grande patrie se concentrent dans la capitale et ont là leur vie propre et leur vrai écho. Dans la plupart de ses chansons politiques, il n’est pas l’organe d’un parti isolé ; ce qu’il chante a un intérêt national, et le poëte peut être considéré là comme la voix du peuple. Cela, chez nous, en Allemagne, n’est pas possible. Nous n’avons aucune ville, nous n’avons même aucun pays dont nous puissions dire positivement : ici est l’Allemagne ! Demandons à Vienne, on dira ; ici, c’est l’Autriche ; demandez à Berlin, on dira : ici, c’est la Prusse. Il n’y a eu qu’un moment où l’Allemagne était partout, c’est quand, il y a seize ans, nous voulions enfin nous délivrer des Français. Alors un poëte politique aurait pu exercer son influence sur le pays tout entier, mais ce poëte était inutile ! Le mal universel, le sentiment général de honte avaient, comme une puissance démoniaque, saisi la nation ; le feu de l’inspiration qui aurait enflammé le poëte brûlait déjà partout de lui-même. Cependant, je ne veux pas nier que Arndt, Kœrner et Rückert n’aient eu quelque action. »

« On vous a reproché, dis-je un peu sans y penser, de ne pas avoir aussi pris les armes à cette époque, ou du moins de n’avoir pas agi comme poëte[1]. »

  1. On sait que Goethe écrivit alors le Divan. « Le Nord, l’Ouest et le Sud volent en éclats ; les trônes se brisent, les royaumes tremblent : fuis ; va dans le pur Orient respirer l’air des patriarches… Là, dans la pureté et la justice… je veux me complaire dans l’étroit horizon du premier âge… Je veux me mêler aux bergers, me rafraîchir aux oasis, voyageant avec les caravanes et faisant commerce de châles, de café et de musc, » etc. — Le Divan a créé toute une école de poésie déjà riche en œuvres qui honorent la littérature allemande. Un chant politique, comme ceux de Arndt, un cri de haine et de vengeance contre nous, aurait-il mieux valu que