Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/213

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« Écrire des chants de guerre et rester dans ma chambre ! Comme c’était là ma manière ! Écrire au bivouac, où la nuit l’on entend hennir les chevaux des avant-postes ennemis, à la bonne heure ! J’aurais aimé cela ! Mais cette vie ne m’était pas possible ; ce n’était pas là mon rôle, c’était celui de Théodore Kœrner. Les chansons guerrières lui vont parfaitement ; mais pour moi, qui ne suis pas une nature guerrière, qui n’ai aucun goût pour la guerre, les chants guerriers n’auraient été qu’un masque qui se serait fort mal appliqué sur mon visage.

« Dans mes poésies, je n’ai jamais rien affecté. Ce qui ne m’arrivait pas dans la vie, ce qui ne me brûlait pas les ongles, ce qui ne me tourmentait pas, je ne le mettais pas en vers, je ne l’exprimais pas. Je n’ai fait de poésies d’amour que lorsque j’aimais. Comment aurais-je pu écrire des chants de haine sans haine ? Et, entre nous, je ne haïssais pas les Français, quoique je remercie Dieu de nous avoir délivrés d’eux. Comment moi, pour qui la civilisation et la barbarie sont des choses d’importance, comment aurais-je pu haïr une nation qui est une des plus civilisées de la terre, et à qui je dois une si grande part de mon propre développement ?

« La haine nationale est une haine particulière. C’est toujours dans les régions inférieures qu’elle est le plus énergique, le plus ardente. Mais il y a une hauteur à laquelle elle s’évanouit ; on est là pour ainsi dire au-dessus des nationalités, et on ressent le bonheur ou le malheur d’un peuple voisin comme le sien propre. Cette hauteur convenait à ma nature, et longtemps avant d’avoir atteint ma soixantième année, je m’y étais fermement établi. »

En 1813, l’historien Luden, professeur à l’Université d’Iéna